Palestine : nommer la guerre, sauver le droit, faire cesser le feu

La guerre menée par Israël à Gaza est entrée dans son quatrième mois, son bilan ne cesse de s’alourdir. La violence militaire se diffuse en Cisjordanie, et au-delà au Proche-Orient, laissant craindre un embrasement régional. À côté des répercussions géopolitiques immédiates,
la violence qui se déploie à Gaza, dans l’impunité la plus totale, questionne la nature réelle de cette opération militaire qui menace l’idée même d’un droit international.

Alors que le cap symbolique des cent jours est franchi, le bilan de ce qu’Israël présente comme « une guerre contre le Hamas » est effroyable avec plus de 24 000 mort·es et de 60 000 blessé·es, tandis que 2,2 millions de civil·es connaissent faim, manque d’eau potable, épidémies, déplacements forcés, effondrement du système de santé et éducatif (625 000 enfants privé·es d’éducation, plus 70 % des bâtiments scolaires endommagés). C’est une guerre contre le peuple palestinien, dans sa globalité, qui est menée. La Cisjordanie en est l’autre front. Les interventions de l’armée se juxtaposent aux violences des colons. Selon l’ONG israélienne La Paix Maintenant, 18 nouvelles routes, 9 nouveaux avant-postes ont été érigés depuis le 7 octobre, amplifiant le morcellement du territoire palestinien1, orchestré sur le terrain par les milices de colons auxquelles 250 000 permis de port d’arme ont été distribués.

En Israël, un glissement fasciste alarmant

Dans cette collusion entre milices armées, armée israélienne et pouvoir politique se lit le basculement fasciste du pouvoir en Israël, que dénonçait dès 2018 l’historien Zeev Sternhell2. Dans une société israélienne très majoritairement touchée par un réflexe d’union nationale, les freins démocratiques menacent aujourd’hui de lâcher. La Cour suprême israélienne a néanmoins censuré début janvier une disposition de la loi sur la justice et ainsi conservé le droit d’annuler une décision « déraisonnable » du gouvernement. Mais elle a toujours défendu celles relatives à l’armée ou à la gestion de l’occupation. Et si les appels de la droite sioniste à recoloniser Gaza n’ont pas été repris tels quels, le pouvoir israélien cultive l’ambiguïté sur l’après, il n’a pas abandonné l’idée d’une expulsion des Gazaoui·es vers les pays de la région et réaffirme sa volonté de poursuivre une « guerre longue » pour « éliminer le Hamas ». Ce faisant, Netanyahu répond aussi à des objectifs internes : se maintenir au pouvoir alors que son bilan sécuritaire – la presse a montré qu’il était informé des risques d’attaque bien avant le 7 octobre – et sa gestion de la question des otages suscitent un violent mécontentement.

Cette fascisation renforce de facto la spirale de la violence. Si, à Gaza, quelques critiques politiques du Hamas ont pu être notées, notamment pour avoir fait le choix des crimes indistincts contre les civil·es israélien·nes, exposant ainsi la population palestinienne à une violence décuplée, l’ampleur des massacres et la terreur militaire renforcent la légitimation de la lutte armée contre l’occupant. Les militaires israélien·nes eux-mêmes constatent la possibilité croissante d’une « troisième intifada » en Cisjordanie, où trois grèves générales ont déjà été appelées pour exiger le cessez-le-feu. La guerre menée est, plus tragiquement, un terreau fertile pour le développement des haines aveugles et dangereuses de demain. Or, le Proche-Orient a déjà commencé à glisser vers une régionalisation du conflit.

Un conflit régionalisé

En effet, la guerre est à peine larvée au Liban, en Syrie et en mer Rouge. Les échanges de tirs à la frontière israélo-libanaise entre le Hezbollah et l’armée israélienne ont fait plusieurs centaines de victimes et des dizaines de milliers de déplacé·es. Les assassinats ciblés par l’armée israélienne de dirigeants militaires iraniens à Damas, d’un chef du Hezbollah et du numéro deux du Hamas au Liban ont alimenté la spirale de la violence. Ils font craindre aux États-Unis, principal soutien militaire d’Israël, que le gouvernement Netanyahu, au prétexte de la dissuasion, n’ouvre ouvertement un front « préventif » contre l’Iran et le Hezbollah sur ses frontières nord. Un tel élargissement placerait en effet l’administration Biden en difficulté, mettant les capacités militaires américaines à l’épreuve. Car, déjà mobilisés par le ravitaillement ukrainien, les États-Unis s’engagent en Irak et surtout au Yémen, bombardé après le choix houthi (soutenu par Téhéran) d’exercer une pression militaire pour un cessez-le-feu, en tentant de fermer la mer Rouge aux navires israéliens. Toutefois, l’isolement relatif des États-Unis, alors même que tout le commerce mondial est déstabilisé, montre le réagencement concurrentiel des impérialismes sur la scène internationale. Les populations sont les premières victimes d’un chaos en cours, d’autant plus inquiétant que, de l’Ukraine à Taïwan, le rapport de force brutal semble devenir la norme pour l’action. Le soutien indéfectible des États-Unis et d’une partie de l’Europe à Israël est en passe de saper les fondements mêmes du droit international, c’est-à-dire le principe d’une universalité des normes.

Les enjeux de l’accusation de « génocide »

La plainte de l’Afrique du Sud contre Israël, défendue le 11 janvier auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) pour violation de la Convention internationale de décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, illustre la fracture géopolitique existante. S’il ne faut pas s’illusionner sur la portée des décisions de la CIJ, en documentant des « actes génocidaires » et en défendant, déclarations à l’appui, l’idée d’une intentionnalité manifeste des crimes qui visent physiquement et culturellement le peuple palestinien, Pretoria a souligné l’hypocrisie des soutiens d’Israël et défendu le principe d’un droit international valable pour chacun·e, Ukrainien·ne comme Palestinien·ne. La démarche a été rejointe par plus de trente pays, principalement « du Sud » (dont le Brésil). Contrairement aux revendications portées par le Collectif national pour une paix juste et durable, la diplomatie française n’a pas soutenu la requête sud-africaine, se contentant de rappeler son attachement aux décisions de la CIJ, où tous les auteurs de crimes devraient être jugés.

En droit, la question posée prendra plusieurs années à être tranchée, mais la violence inédite amène déjà des politistes à proposer des termes forts : « urbicide », « domicide » et à envisager très sérieusement la possibilité d’un génocide en cours3. Et dans l’immédiat, même non contraignante, une injonction de la CIJ intimant à Israël de lever le siège de Gaza et de cesser le feu serait un point d’appui politique important pour les mobilisations. Au-delà, ce serait une victoire pour la préservation de l’adhésion internationale à l’idée même d’un système reposant sur le droit et non sur la seule force des impérialismes.

Faire pression sur notre gouvernement pour que des sanctions contre Israël soient prises, obtenir un cessez-le-feu permanent et le respect du droit international restent plus que jamais à l’agenda de notre action syndicale internationaliste. ■

Par Antoine Vigot

Notes :

1. https://peacenow.org.il/en/unmatched-surge-in-settlement-activity-in-the-west-bank-since-the-onset-of-the-gaza-war

2. Zeev Sternhell, « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts », Le Monde, 18 février 2018.

3. Ziad Majed, « Peut-on parler de génocide à Gaza ? », publié sur le site Orient XXI, le 14 décembre 2023.