La lutte contre la « réforme » des retraites a mobilisé au Havre des dizaines de milliers de salarié-es du public comme du privé, prenant des formes inédites comme la tenue quotidienne d’assemblées générales intersyndicales et interprofessionnelles.
Interview de Pierre Lebas, ouvrier métallurgiste, secrétaire de l’UL CGT et d’Andrée Perreau, aide-soignante, secrétaire de l’UL CFDT… [**ÉÉ : Dès le 7 septembre, l’intersyndicale du Havre appelle à une AG interprofessionnelle. Quel était l’objectif de cette AG ?*] PL : Il s’agissait, à ce moment-là, de mobiliser dans l’unité la plus large pour exiger le retrait du projet Woerth.AP : La CFDT a appelé à l’AG intersyndicale pour montrer qu’elle était bien présente et partie prenante dans la lutte contre la « réforme » des retraites. Pour nous, l’unité syndicale était très importante. [**ÉÉ : Dans ce mouvement social, il y a eu peu d’expériences de ce type. Comment cela a-t-il été possible au Havre ?*] PL : Depuis un certain nombre d’années, les organisations syndicales locales travaillent dans un climat de confiance, malgré certaines divergences d’appréciations. Ensuite, il y a eu des changements dans la direction de l’UL CGT en 2000, avec la mise en place d’une équipe composée de nouveaux militants qui avaient une approche « novatrice » de l’unité !
AP : Cette pratique unitaire n’était pas nouvelle sur la ville. Depuis 2008, avec la bataille autour de la défense de l’emploi à l’hôpital public, les organisations syndicales ont mené des luttes unitaires importantes, y compris avec les partis politiques. La bataille sur les retraites a été le prolongement de ces expériences unitaires. [**ÉÉ : Ces AG ont rassemblé à chaque fois des centaines de salariés du public comme du privé. En quoi cela a-t-il contribué à la force du mouvement ?*] PL : L’AG a été un moment d’intenses débats sur la façon de conduire et d’élargir le mouvement. Celui-ci s’est enrichi des analyses de chacun et s’est ainsi renforcé. L’exemple le plus significatif est la parution régulière du journal de lutte de l’intersyndicale, « le Havre de Grève », bulletin rédigé chaque jour, à la suite de l’AG, et distribué à des milliers d’exemplaires dans les entreprises, sur les points de blocage, sur les marchés… Ça a été un outil indispensable à la popularisation et au renforcement de la grève.
AP : Les AG ont permis l’échange et la diffusion des informations en temps réel, elles ont eu un aspect fédérateur très important. Cela a été aussi l’occasion de rencontres entre salariés du public et du privé, de confronter des réalités différentes. [**ÉÉ : Malgré des années de libéralisme qui ont précarisé l’emploi et réprimé le mouvement social, le 12 octobre des dizaines d’entreprises du privé démarraient un mouvement de grève reconductible. Comment expliques-tu ça ?*] AP : A partir de cet instant, la bataille des retraites a unifié toutes les attaques subies par les salariés : l’emploi, les salaires, la précarité, les conditions de travail… A ce moment-là, la lutte est devenue l’expression de tous les ras-le-bol contre Sarkozy !
PL : Il y a eu un travail d’explication en profondeur des militants CGT dans les entreprises de la zone industrielle. Pour les salariés, le projet gouvernemental était injuste et il était hors de question de travailler plus, avec des conditions de travail de plus en plus difficiles ! Mais j’ai quand même été surpris par la mobilisation dans le privé. La grève a touché des entreprises qui avaient peu de tradition de luttes. [**ÉÉ : Alors que toutes les raffineries de France (dont celle du Havre) étaient en grève et l’approvisionnement en carburant perturbé, était-il possible d’aller plus loin ? Les confédérations auraient-elles dû appeler à la grève générale ?*] AP : A ce moment-là, j’ai vu la tête de Sarko au bout d’une pique ! On était vraiment dans la lutte des classes, on avait devant nous le président des riches. Il aurait peut-être fallu que les confédérations aillent plus loin, mais là on dépassait le cadre syndical. Il y a eu la peur du basculement dans l’inconnu alors que Sarkozy, lui, menait la lutte de sa classe.
PL : Ça aurait pu aller plus loin si le message des confédérations avait été plus combatif. Dans les comptes rendus de l’intersyndicale nationale, on voyait bien que l’objectif n’était pas d’ancrer le mouvement durablement. Le message envoyé n’était pas assez clair, c’est d’ailleurs le reproche que l’UL a envoyé à la confédération CGT. Sur l’appel à la grève générale, c’est plus compliqué car ça n’a jamais été fait historiquement. [**ÉÉ : Quel bilan provisoire faites-vous de ce mouvement ? En quoi a-t-il été différent des autres ?*] PL : Chez les militants CGT, mais aussi chez les autres salariés, malgré la défaite, il n’y a pas d’abattement comme ça a pu être le cas dans le passé. Localement, l’unité exprimée au début du mouvement s’est renforcée. Aucune organisation ne pouvait prendre le risque d’arrêter sous peine d’être « flinguée ».
AP : Il restera des choses importantes car on a « ratissé » très large avec la persistance de cortèges énormes aussi bien les jours de grèves que les samedis, on a « occupé » l’espace ! Sur la ville, le rôle des salariés de la CIM (terminal pétrolier) et de la Raffinerie de Normandie a été très important. On a eu conscience qu’on pouvait bloquer l’économie, qu’on s’attaquait aux intérêts du patronat d’une façon efficace. D’ailleurs, le MEDEF n’a pas hésité à donner de la voix pour qu’on cesse de s’attaquer à ses profits. Les blocages sur la zone ont été aussi très efficaces : il a fallu 15 jours pour redémarrer entièrement certaines entreprises de la chimie. Chez les militants et les adhérents de la CFDT, il n’y a pas d’abattement même si beaucoup considèrent que ça va être difficile de redémarrer sur les autres dossiers. Au plan national, la lutte a aussi montré le renforcement de l’axe CGT-CFDT. Propos recueillis par Alain Ponvert.