Interdiction des abayas à l’école: Une fois de plus les musulmanes stigmatisées

A la rentrée 2023, le tout nouveau ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal, tenait à s’assurer une exposition médiatique maximale, quitte à jouer des ressorts les plus artificiels et nauséabonds. C’est donc sur la laïcité – et au détriment des élèves arabes ou musulmanes – qu’il a concentré sa communication, avec le concours de l’essentiel de la presse. Un petit retour historique permet de comprendre les enjeux et de démystifier la construction du « problème de abayas ».

Depuis les années 2000, une « nouvelle laïcité » (Baubérot) émerge. En effet, c’est au pluriel qu’il faudrait parler de la laïcité, tant elle a évolué au fil des XIXe et XXe siècle à partir du conflit politique entre républicains et monarchistes – alliés du clergé catholique. Une nouvelle laïcité au XXIe siècle donc, centrée sur une autre religion, l’islam, et avec une inversion politique : c’est désormais la droite (et le printemps républicain initialement issu de la gauche), voire l’extrême droite, qui revendique une laïcité radicale. La loi de 2004 étend le principe de neutralité (l’un des 2 moyens principaux de la laïcité, l’autre étant la séparation) jusque-là réservé aux agents du service public, aux usagers. Si la pratique principalement visée est le port du voile ou foulard par les élèves musulmanes, la loi de 2004 se veut explicitement générale et s’applique donc à toutes les religions, notamment au turban sikh. Elle s’inscrit néanmoins dans un contexte d’islamophobie croissante et la construction d’un « problème musulman » (Hajjat ; Mohamed).

A l’école, les tensions s’accumulent depuis 2004 (Dhume ; Lorcerie ; Garric, Bozec, Orange, etc…) : en 2012 la circulaire Chatel vise à interdire aux accompagnantes des sorties scolaires de manifester leurs convictions politiques et/ou religieuses ; en 2013, le Conseil d’Etat rappelle que les mères voilées ne sont pas soumises à la neutralité attendue des personnels de l’Education nationale ; la même année, le ministre Vincent Peillon publie une Charte de la laïcité, largement diffusée. En 2015, les attentats conduisent à une grande mobilisation pour les valeurs de la République ; les programmes d’Education Morale et Civique (EMC) font cohabiter une laïcité qui interdit et une laïcité qui permet : chacune et chacun est « libre de croire ou de ne pas croire », mais il faut savoir « distinguer croyance et savoir » et respecter les interdictions de certaines tenues comme les limites dans la liberté d’expression. C’est le début de la politique de signalement des élèves suspectés de « radicalisation ». Les concours de l’enseignement accordent une place croissante aux « valeurs de la république » avec des questions qui se rapportent notamment au port de signes ostensibles, voire explicitement du foulard.

En 2018, avec l’arrivée du ministre Blanquer, est mis en place un dispositif de signalement des « atteintes à la laïcité » s’appuyant sur un vadémecum de la laïcité et un réseau d’équipes académiques « laïcité et religieux » coordonnées par une équipe nationale et un conseil des sages. En 2020, suite à l’assassinat de Samuel Paty, Jean-Michel Blanquer dénonce l’« islamogauchisme », légitimé par le président Macron qui dénonce des universitaires responsables de « casser la République en deux » par leurs travaux sur le racisme systémique. En 2021, l’Observatoire de la laïcité est dissous et le ministère lance une campagne « C’est ça la laïcité » à la rentrée autour d’affiches : distinguant les élèves par leurs couleurs de peau, leur origine géographique supposée et leurs prénoms, elles leur attribuent implicitement une religion, contribuant à stigmatiser les enfants non-blancs.

Contre toute attente l’arrivée de Pap Ndiaye au ministère n’entraine aucune rupture avec Jean-Michel Blanquer, au contraire, c’est l’occasion d’une nouvelle accélération, en particulier autour des signalements des « atteintes à la laïcité ». En effet, pour lui donner une nouvelle visibilité, le décompte des signalements est publié mensuellement. Que recouvre cette catégorie « d’atteintes à la laïcité » ? Selon Vanille Laborde, dont la thèse porte sur Administrer la laïcité. La politique de lutte contre les « atteintes à la laicité » dans l’Education nationale, il s’agit s’une « agglomération de comportements disparates » pouvant aller de « difficultés d’organisation durant la période de ramadan » à la « présence de mères voilées » en conseil d’administration d’un collège, en passant par des « disputes entre élèves au sujet de leurs religions respectives ». Si la catégorie est disparate, les publics visés le sont moins. Il s’agit des établissements accueillant des élèves de classes populaires, issu-es de l’immigration, et plus spécifiquement d’élèves et de familles musulmanes même si dans « le Vademecum laïcité (MENJ 2018), document ressource du dispositif, l’islam est toujours mentionné dans des énumérations agglomérant les grands monothéismes, suivant un souci affiché de ne pas particulariser cette religion. » (Laborde, 2023). La circulaire de la secrétaire générale du ministère de l’Éducation nationale du 16 septembre 2022 prend moins de précaution. Elle s’attarde sur les abayas et les qamis, invitant à « déterminer si le signe ou la tenue que porte l’élève démontre son choix de manifester une appartenance religieuse [en fonction] de la permanence du port du signe ou de la tenue, [ou de la] persistance du refus de l’ôter quelles que soient les circonstances. »

L’existence de cette catégorie d’« atteintes à la laïcité » pour laquelle des chiffres sont produits et visibilisés mensuellement laissent alors les chefs d’établissements dans l’embarras. Les remontées, accessibles en ligne sur eduscol, tous types confondus (vêtements, comportement, propos), sont anecdotiques – 400 signalements par mois en moyenne : c’est moins que les fractures osseuses à l’école ! Malgré l’agitation médiatique intense sur le sujet à l’occasion du 8 mars 2023, le pic de signalements atteint difficilement 600. Pourtant, le 7 juin 2023, la une du journal Le Parisien sur les abayas laisse penser à une explosion du port d’abayas en France. C’est pourquoi on peut se demander si le « problème des abayas » ne se situe pas davantage dans l’espace politico-médiatique que sur le terrain.

Dans les établissements scolaires, on peine en effet à faire atterrir cette nouvelle priorité nationale : quelle palette de couleurs pour qu’une robe longue puisse être considérée comme une abaya ? Et lorsqu’elle est brodée ? Ce type de questionnement n’est pas sans rappeler les années suivant l’interdiction du foulard en 2004 lorsqu’il s’agissait de mesurer la largeur des bandanas, les critères d’acceptation ou de refus en fonction du nombre de centimètres n’étant pas les mêmes d’un établissement à l’autre. L’interdiction des abayas ne peut que généraliser ce type d’effets, avec toute l’humiliation que cela comporte. Une humiliation que n’ont à subir que des jeunes femmes, auxquelles il est demandé de renoncer à la liberté de disposer de leur corps, une injonction allant à l’encontre de tous les principes portés par l’Éducation nationale autour de l’égalité filles-garçons.

La laïcité de ne cesse d’être instrumentalisée dans la période récente. Ces politiques discréditent l’École et les principes républicains aux yeux des élèves qui constatent au quotidien que la laïcité telle qu’elle est mise en œuvre stigmatise d’abord et avant tout l’islam. Il n’est plus question d’une laïcité qui permet – la liberté de conscience et l’égalité des droits – mais bien d’une laïcité qui interdit, et toujours aux mêmes. Il s’agit d’une politisation irresponsable et méprisante à l’encontre notamment des jeunes qui se sont révoltés en juin dernier. Ces politiques favorisent enfin une conflictualité accrue dans les établissements que cette interdiction ne peut qu’exaspérer ; une fois de plus les musulmans – et en l’occurrence, les musulmanes – sont stigmatisés dans le cadre d’une stratégie politique de cache-misère, à des fins politiciennes visant à séduire l’électorat d’extrême droite.

Fanny Gallot