Entretien avec un membre de Sleeping Giants (Les Géants endormis), collectif international de militant·es agissant sur les réseaux sociaux dont l’objectif est la lutte « contre le financement des discours de haine » sur internet et dans les médias. La branche française prend d’abord pour cible des sites d’extrême droite,
puis nombre de médias, comme Valeurs actuelles, Causeur… En 2024, la candidature de Sleeping Giants est proposée au Prix Nobel de la Paix pour son combat contre le financement des discours de haine.
➤ Quelles sont les stratégies déployées par les extrêmes droites pour gagner la bataille culturelle via les médias ?
La principale stratégie employée pour diffuser le discours de haine est résumée par la théorie de la fenêtre d’Overton. En imposant dans le débat public des thèmes borderline pendant un laps de temps suffisamment long, ils passent pour acquis, et petit à petit on migre sur des thèmes de plus en plus outranciers, sans que le grand public s’en émeuve. Il s’agit d’un pilonnage idéologique permanent, actuellement focalisé sur l’immigration et l’islam. Associé à la victimisation (« on ne peut plus rien dire »), cela décrédibilise les médias progressistes et l’ensemble des instances de contrôle qui limitent la diffusion du discours raciste ou discriminatoire. L’ED utilise un large réseau de sites de propagande, qu’elle nomme « réinformation » et qui vont des plus présentables (TV Libertés, Boulevard Voltaire…) aux plus contestables (Breizh-info, medias-presse-info). Sémantiquement, il s’agit de promouvoir l’usage de certains mots et de les imposer dans le débat public : remigration, ensauvagement, submersion migratoire… et de brouiller la signification d’autres expressions : extrême droite, laïcité, woke…
Enfin, la bataille, principalement menée par Bolloré, est d’imposer une ligne éditoriale d’extrême droite dans ses médias mainstream, et ainsi forcer les autres médias à reprendre ses thèmes et suivre son agenda.
➤ Existe-t-il une coordination stratégique d’au moins une partie de leurs formations à l’échelle européenne/internationale ?
Via le groupe Identité et démocratie (ID) à l’Assemblée européenne, les extrêmes droites européennes coordonnent leurs campagnes et leurs stratégies.
Ainsi le mythe raciste et complotiste du « grand remplacement », popularisé par le Français Renaud Camus, a été traduit en allemand par le groupuscule Génération identitaire Autriche, puis diffusé par un éditeur d’extrême droite allemand, fondateur et promoteur du concept de la Nouvelle Droite ethno-nationaliste de l’espace germanophone. Génération identitaire constitue un exemple d’unification des extrêmes droites européennes : les diverses branches nationales étaient en contact, partageaient les thèmes et les slogans, jusqu’à organiser ensemble, sous la bannière Defend Europe, des milices menant des opérations de chasse aux migrant·es en Méditerranée et dans les Alpes. On peut noter également des tentatives (échouées) d’unification à l’échelle internationale : Steve Bannon, artisan de l’élection de Donald Trump en 2016, via son site d’info Breitbart News, a tenté d’étendre son influence en Europe et a envisagé une édition française de son site.
Et GettR, le réseau social conservateur a cherché à attirer de nombreuses personnalités, recrutant financièrement des figures de l’extrême droite française, et se faisant connaître via des publicités, dont des spots TV sur Cnews. À ce jour, GettR reste confidentiel. La permissivité du nouveau patron de X (Twitter) aux discours de haine l’a rendu moins nécessaire.
➤ Quelles sont les thématiques davantage mises en avant dans leur communication dans les médias ?
Elles sont volontairement peu nombreuses, afin d’être efficaces dans le pilonnage idéologique. En résumé, tout est basé sur l’immigration qui serait responsable de tous les maux. Les figures de l’ED divisent la société en deux clans, selon elles et eux irréconciliables, et jouent sur les peurs, les angoisses et le sentiment de rejet et de repli. C’est une technique du « nous » contre « eux », qui se traduit souvent par des appels à peine masqués au séparatisme et à la guerre civile. Ainsi, leurs thèmes de prédilection permanents sont : l’immigration et les migrant·es, le grand remplacement, la guerre de civilisation, l’ensauvagement, l’insécurité, et la « remigration ».
Il y a aussi des sujets ponctuels comme l’abaya et le voile, qui se déclinent en thèmes saisonniers comme le burkini, le ramadan ou les crèches.
➤ Pouvez-vous nous expliquer votre démarche ?
En 2016, les fondateurs des Sleeping Giants aux USA se sont aperçus que Breitbart News était principalement financé par les espaces publicitaires sur son site. Les publicités étaient placées là par des mécanismes automatiques à l’insu des marques, qui finançaient donc ce site raciste, misogyne et homophobe. Il a suffi de les avertir et elles ont exclu Breitbart de leur réseau d’affichage. C’est la méthode que nous avons appliquée en France sur Breitbart et sur quelques sites néonazis, les sites de la « fachosphère » Boulevard Voltaire, Valeurs actuelles et Causeur, ainsi qu’aux télés sur Paris Première, CNews et l’émission TPMP sur C8. En sept ans, des milliers de marques commerciales ou ONG ont répondu positivement à nos alertes et ont retiré leurs annonces d’un site ou d’une émission.
L’impact financier est difficile à mesurer, mais aux USA, Steve Bannon, le patron de Breitbart, a admis que l’action de Sleeping Giants lui avait fait perdre 90 % de ses revenus publicitaires.
➤ Au-delà, quels pourraient être selon vous les ressorts qui permettraient à celles et ceux qui se mobilisent pour préserver les acquis démocratiques de résister face à cette conquête des esprits par les extrêmes droites ?
Les personnalités et partis politiques qui déclarent vouloir s’opposer à l’extrême droite doivent cesser de tenter de récupérer cet électorat en singeant son discours xénophobe, en utilisant son vocabulaire, en légitimant ses médias ou en jouant sur les mêmes amalgames, mensonges et peurs. Les journalistes, lorsqu’ils reçoivent une personnalité d’extrême droite, doivent préparer les sujets et être capables d’apporter en temps réel la contradiction, pointer du doigt les mensonges et répondre factuellement aux impressions, clichés et biais qui sont exposés. Les associations doivent judiciariser systématiquement les provocations à la violence et à la haine raciale, les propos homophobes ou discriminatoires. Les instances de contrôle comme l’Arcom pour la TV, la radio et maintenant Internet, la commission paritaire pour la presse écrite (CPPAP) doivent appliquer fermement les textes et ne pas laisser la haine être exposée comme une opinion. La justice, lorsqu’elle sanctionne quelqu’un pour des provocations à la haine ou des injures racistes, doit tenir compte de la récidive : des individus multicondamnés comme Éric Zemmour alignent ainsi les peines avec sursis sans être plus inquiétés. Enfin le public, vous, nous, ne doit rien laisser passer. Devant l’avalanche de propos haineux, et le constat qu’ils s’imposent dans le débat public, devant la puissance financière de médias comme ceux du groupe Bolloré, on est parfois tenté de baisser les bras. Il ne faut pas. Les menaces violentes, les tentatives de « doxing »(1) et les signes de radicalisation doivent être signalés à Pharos, les propos racistes, misogynes, homophobes, antisémites à la plateforme sur laquelle ils s’affichent.
L’éducation aux médias, la formation à l’esprit critique des jeunes générations ainsi que la consolidation dans leur esprit des valeurs communes universelles qui fondent notre société sont plus que jamais indispensables. Et si elle n’est pas la seule à devoir jouer ce rôle, l’école y a toute sa place. ■
Propos recueillis par Gregory Bekhtari
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