L’étrange défaite…

Dans le témoignage éponyme de Marc Bloch (Folio histoire, 2010), écrit juste après la débâcle de 1940, sont analysées les raisons profondes de la défaite. Avec la réserve qu’il faut garder face à la disproportion, l’anachronisme et la dissymétrie dans la dimension tragique quand on examine les deux évènements, on peut essayer de réfléchir à ce qui s’est passé pendant le récent mouvement contre la réforme des retraites.

Dans les deux cas, « nos troupes » étaient nombreuses, suffisamment mobilisées, l’honnêteté et la compétence des états-majors globalement à la hauteur, la préparation a été longue et on disposait de tous les éléments nécessaires à la mise en place d’une stratégie dynamique et la « base » a montré, lorsqu’elle en a eu l’occasion et la possibilité, qu’elle était tout à fait capable de s’opposer avec détermination à la déferlante.
Mais, dans ces deux moments historiques (le premier étant d’une telle importance qu’il peut servir à en éclairer beaucoup d’autres), les défenseurs des territoires menacés se sont retrouvés noyés dans des procédures lentes et conventionnelles, et les modélisations préalables des formes de l’affrontement ont été trop longtemps maintenues, jusqu’à épuisement. Comme sur la ligne « Maginot », on a assez vite compris que la détermination des états-majors ne dépasserait pas… les limites du raisonnable.

Résistances…

Marc Bloch, arrêté par la Gestapo et fusillé en 1944, n’a pas vu l’aboutissement de ses combats, ni pu mesurer la pertinence de sa vision; mais il a montré, comme d’autres, que même les itinéraires de lutte très minoritaires laissent des traces.
En 2010, les salariés ont fait ce qu’ils pouvaient, dans une ambiance de « drôle de guerre », sans apercevoir très précisément comment on pourrait gagner.
A tel point qu’on a pu avoir l’impression, au fur et à mesure, que les manifestants, faute de mieux, défilaient pour soutenir l’intersyndicale, celle-ci ne proposant plus qu’une sortie honorable de l’affrontement. Avec un gouvernement qui allait jusqu’à déclarer que chacun était dans son rôle, si bien qu’on ne pouvait plus que figurer dans un scénario écrit d’avance par le calendrier institutionnel, aboutissant à une sorte de « paix des braves ». Comme si la mobilisation n’était que de témoignage, sur des positions de principe, alors qu’on a pu parler d’enjeux « civilisationnels ».
Les gens discutaient en même temps de l’importance « d’y aller » et des modalités de prolongement de leurs annuités, se faisant peu d’illusions sur l’issue du mouvement, tout en se solidarisant avec ceux qui semblaient être en mesure de « bloquer le système ».

… impréparées !

Depuis quelques années, faute d’avoir revisité profondément les formes d’actions nécessaires, par exemple en allant au-delà du soutien formel aux « désobéisseurs », les organisations ne se sont pas préparées aux affrontements majeurs. Alors qu’on avait visiblement à faire à un adversaire qui avait changé d’arsenal, on peut se demander si les leaders ont bien mesuré les nécessaires synergies à mettre en œuvre, l’unité préservée « miraculeusement » jusqu’au bout n’étant que le plus petit dénominateur de l’union (sacrée ?) qu’il fallait décider. Le manque d’envergure des journées européennes d’action, particulièrement en France où elles auraient pu être inscrites dans la continuité du mouvement, alors que les mêmes prédateurs s’attaquent aux systèmes de protection et aux services publics dans tous les pays, en est la preuve désolante.
Marc Bloch écrit : « Sur le syndicalisme, les gens de ma génération avaient, au temps de leur jeunesse, fondé les plus vastes espoirs ». Et il poursuit : « Mais est-il sûr que la masse, que, surtout, ses représentants aient compris grand-chose à l’élargissement du devoir si impérieusement prescrit par une époque comme la nôtre ? » Il faut bien sûr lire ces lignes en les inscrivant dans le contexte d’effondrement général de 1940. Mais les correspondances avec la situation actuelle sont nombreuses si on remplace les dictatures nationalistes de son époque par la dictature financière supranationale d’aujourd’hui, d’ailleurs relayée par les gouvernements de chaque pays. Quand enfin il regrette que « ces œillères, cet engoncement administratif »… « ce manque de souffle enfin, si éloigné du dynamisme d’un Pelloutier, expliquent le mol affaissement des syndicats dans toute l’Europe et jusque chez nous, devant les premiers coups des pouvoirs dictatoriaux  », on peut craindre pour aujourd’hui, sans confondre les dangers encourus, les rivalités et calculs d’appareils qui ont tant compliqué la résistance durant l’occupation – le livre de Daniel Cordier, qui fut secrétaire de Jean Moulin (Alias Caracalla, Témoins-Gallimard 2009), est à cet égard édifiant… Pour essayer de mieux agir, l’ouvrage de Cynthia Fleury, La fin du courage (Ed. Fayard 2010), propose une théorie « qui articule l’individuel et le collectif ». Nous en aurons bien besoin !

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