2000 blessés dont 94 blessés graves (69 par tirs de flashball, au moins 14 personnes éborgnées et 4 personnes à la main arrachée, mutilées à vie), une vieille dame décédée après avoir été atteinte par un éclat de grenade explosive.
Selon le journaliste David Dufresne, qui a recensé des centaines de victimes de violences policières et procédé à de très nombreux signalements à l’IGPN : « Avec les Gilets jaunes, on a battu les records des mobilisations contre le CIP en 1994, contre le plan Juppé en 1995 et contre le CPE en 2006. Il faut remonter à Mai 68 pour déplorer un tel bilan. Certes, en Mai 68, il y avait eu des morts. Mais là aussi, une dame de 80 ans est morte à Marseille. (…) Les victimes ne sont plus issues du monde militant mais de toutes les franges de la population. (…) Ce sont des citoyens ordinaires, des gens qui travaillent et qui ont une famille, et qui pour beaucoup descendent dans la rue pour la première fois pour défendre leurs droits ».
Il est vrai que le mouvement des Gilets Jaunes a fait preuve d’une radicalité inattendue et nouvelle dans les formes d’action : occupations de rond points, manifestations non déclarées, cortèges multiples, mobiles et désorganisés dépourvus de service d’ordre, dans lesquels certain-es militant-es qui défendent l’usage de la violence contre les biens et les personnes pouvaient s’insérer facilement. Mais évitons les faux débats entre nous : est-ce que le nombre extraordinaire de victimes ordinaires, est-ce que ce ruissellement de violence policière peut s’expliquer par la volonté de neutraliser une minorité de personnes qui voulaient « casser du flic », comme il en existe dans de nombreuses manifestations ? Non. Les dégâts sont trop lourds pour y voir de simples dommages collatéraux. Ce coût humain absolument honteux est à mettre au compte d’une politique d’escalade répressive et de banalisation aveugle des violences policières clairement assumées par le pouvoir exécutif.
Je cite les déclarations tonitruantes du ministre de l’intérieur, qui amalgame simples manifestant-es et éléments violents le 11 janvier :
« Ceux qui appellent aux manifestations demain savent qu’il y aura de la violence et donc ils ont leur part de responsabilité. Que les choses soient claires »
« ceux qui viennent manifester dans des villes où il y a de la casse qui est annoncée savent qu’ils seront complices de ces manifestations-là »
puis nie la moindre violences policière le 16 janvier :
« Moi, je ne connais aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des Gilets Jaunes. »
Il s’agit là de la justification décomplexée d’une pratique du maintien de l’ordre irresponsable et dangereuse poussée au bout de sa logique, expérimentée d’abord dans les quartiers populaires sur la jeunesse essentiellement non blanche (qui avait le sinistre privilège de la BAC avant que celle-ci n’intervienne dans les manifestations sans la moindre formation), puis diffusée au-delà, au gré des nouvelles lois sécuritaires, contre les mouvements écologistes ou loi travail, et maintenant appliquée à l’ensemble du mouvement social à l’occasion de la mobilisation des Gilets Jaunes.
Dès 2016, les sociologues Olivier Fillieule et Fabien Jobard analysent la « difficulté [pour les policiers et les gendarmes] à se remettre en question (…) [Une difficulté qui] s’adosse à un discours sur les spécificités de la situation française avec l’idée que les casseurs sont d’une détermination jamais vue auparavant et que l’on bascule dans un cycle inédit de violence (…). Le politique se contente de reprendre à son compte les déclarations des principaux syndicats de police, selon lesquels la violence de l’adversaire exonère le dispositif de maintien de l’ordre. (…) Se laissant convaincre par les arguments policiers sur la ’violence extrême’ des adversaires, les ministres de l’Intérieur par cette seule posture s’empêchent tout examen au fond de l’action policière. »
Aujourd’hui, même quelqu’un qui s’exprime depuis l’intérieur de l’institution policière, à savoir Alexandre Langlois, secrétaire général du syndicat VIGI police (CGT), va plus loin, en dénonçant le fait que ses collègues soient tenus d’exécuter des ordres illégaux, et en mettant en cause non seulement les syndicats de police majoritaires mais surtout toute la chaîne de commandement et au sommet le ministre de l’intérieur et la présidence, uniquement soucieux d’afficher une communication sur la répression et d’asseoir la posture du parti de l’ordre.
C’est peut-être ça que nous avons du mal à intégrer à notre logiciel. Qu’il ne s’agit plus seulement de « condamner » encore une fois un énième glissement ou une énième dérive. Mais qu’à l’heure actuelle, les dirigeants aux commandes censés protéger les droits et les libertés publiques, à commencer par le droit de manifester sans être blessé par la police, sont les mêmes personnes qui les mettent en péril. C’est pourquoi la FSU doit exiger l’interdiction des flashballs et des grenades de désencerclement, ainsi qu’une enquête parlementaire sur les violences policières, et s’investir pleinement dans toutes les initiatives contre le projet de loi « anticasseurs », à commencer par celle de la LDH.
Mais, en prenant en compte la dimension politique de la répression judiciaire en cours étant donné l’extrême tension du climat actuel et la responsabilité du gouvernement dans l’escalade de violence, elle doit aussi demander l’arrêt des poursuites et l’amnistie des personnes condamnées pour certains délits très discutables qui y sont liés : organisation et/ou participation à une manifestation illicite, participation à un attroupement, participation à un groupement en vue de commettre des dégradations et des violences.
C’est précisément parce qu’elle pense que dans le contexte d’une lutte ou d’un mouvement social la condamnation judiciaire peut être une réponse injuste à des revendications légitimes que la FSU a déjà par le passé soutenu des syndicalistes et des salarié-es qui ont pu être amené-es à bousculer et arracher des chemises, à occuper illégalement leur lieu de travail, voire à y garder avec eux des membres de la direction contre leur gré. Ce n’est pas parce qu’ils étaient innocents au regard des textes ni parce qu’elle aurait partagé leurs méthodes dont elle n’a d’ailleurs pas manqué de se dissocier que la FSU a soutenu ces personnes poursuivies ou condamnées, mais bien parce qu’elles n’étaient pas responsables de la logique d’escalade face à laquelle elles ont tenté de se défendre. La condamnation judiciaire aurait ainsi été une double peine infligée après l’écrasement de leurs revendications légitimes. Aujourd’hui encore, la FSU doit s’engager pour empêcher que des peines injustes ne soient infligées à des manifestant-es.