Attac : l’expertise, le scandale et le nombre

Comment résister en tant qu’association actrice du mouvement social ? Les quatre porte-paroles d’Attac expliquent le cheminement de l’association sur ses modes d’action.

A l’hiver 2023, comme en 2020, les Rosies ont fait de nombreuses fois la une des médias français et attiré l’attention de la presse internationale. Peu de personnes le savent, mais ces militantes vêtues de bleus de travail qui détournent des tubes populaires pour en faire des flash-mobs politiques émanent d’Attac. Cette ignorance résulte de plusieurs facteurs. En premier lieu, les Rosies sont devenues un concept appropriable – et c’était l’objectif – par les mouvements sociaux impliqués dans la lutte contre la réforme des retraites.

En second lieu, l’association altermondialiste n’avait pas, jusqu’ici, cette réputation. Fondée il y a 25 ans en réponse à un éditorial d’Ignacio Ramonet paru dans Le Monde diplomatique qui appelait à désarmer les marchés financiers, Attac a une image « intello ». L’association a gagné en crédibilité et en légitimité en s’appuyant sur l’expertise produite par des chercheurs et chercheuses animant son conseil scientifique. Sans doute est-ce difficilement conciliable avec l’image d’un cortège festif et militant de Rosies levant le poing.

Éducation populaire et agitation

Partant de l’idée que les savoirs n’ont d’utilité que s’ils donnent sens aux expériences vécues, Attac s’est très vite intéressée à la démarche de l’éducation populaire. Tout en continuant à produire des analyses critiques et à promouvoir des alternatives à la mondialisation, au capitalisme extractiviste et à l’imbrication des oppressions systémiques, l’association a fortement renouvelé ses répertoires d’action au cours des deux dernières décennies. Il n’est pas toujours aisé d’articuler les trois registres formalisés par le politiste Michel Offerlé : le nombre, le scandale et l’expertise. On peut les présenter comme trois stratégies à disposition des organisations des mouvements sociaux pour peser dans le rapport de force. Dans tous les cas, il s’agit de contrer l’hégémonie des imaginaires dominants. D’une certaine façon, Attac tente d’explorer les registres du scandale et du nombre sans jamais abandonner celui de l’expertise.

En 2014, Attac occupe des agences bancaires et réquisitionne des chaises. Les faucheurs et faucheuses de chaises avaient pour projet de réquisitionner autant de chaises que les banques détenaient de filiales dans les paradis fiscaux. Autrement dit, ces actions de désobéissance civile visaient, en recourant à un mode d’action répréhensible – le vol en réunion –, à dénoncer une pratique encore plus scandaleuse mais tout à fait invisible et silencieuse : l’évasion fiscale de centaines de milliards d’euros dont les plus riches se rendent coupables avec la complicité des banques.

Depuis, les actions n’ont pas cessé, de l’occupation d’Apple Store ou de la Samaritaine en passant par l’utilisation de peinture pour symboliser les investissements dans les énergies fossiles ou l’opacité qui recouvre la délinquance en col blanc, ou encore le blocage des décollages de jets privés.

En 2018, la justice a légitimé l’usage de la désobéissance civile en considérant qu’Attac menait ces actions dans le cadre d’une « campagne d’intérêt général » et a débouté Apple International qui souhaitait empêcher les militant·es de mener toute future action dans un de ses magasins.

L’intérêt de ces actions non violentes, qui n’impliquent pas de dégradations, est ainsi double. Elles suscitent généralement l’intérêt des médias qui leur donnent alors de la résonance, elles obligent la justice à se positionner et font parfois jurisprudence. En outre, l’écho peut être sans commune mesure avec les forces militantes investies.

Ce type d’actions rencontre malheureusement des limites : l’intérêt médiatique ne se maintient qu’au prix d’une montée en puissance, de l’originalité ou de la radicalité qui peut épuiser ou décourager les militant·es. Le contexte répressif qui débouche sur des gardes à vue presque systématiques, tout comme les amendes et les procès dont l’issue n’est pas certaine de nous être favorable, est une seconde limite.

L’exemple des Rosies

Attac a lancé à la fin de l’année 2019 le concept des Rosies. Afin d’animer les cortèges syndicaux opposés au projet de réforme des retraites, un groupe de militantes a détourné À cause des garçons en À cause de Macron. Les paroles de ce qui allait devenir un tube militant ont permis de saper la rhétorique gouvernementale en dénonçant les inégalités de genre que le projet de réforme allait renforcer. En donnant une identité visuelle forte à la démarche (un bleu de travail, un foulard rouge à pois pour rappeler Rosie la riveteuse et des gants jaunes pour symboliser la double journée de travail), Attac a mis au service du mouvement social un outil largement ré-appropriable. Tous les tubes qui ont suivi permettent de dynamiser les cortèges mais aussi de faire nombre. Nombreuses étaient en effet les personnes désireuses de rejoindre le cortège des Rosies pour goûter à la joie militante.

Malgré les critiques méprisantes récurrentes, les Rosies ne sont ni des potiches ni des animatrices : danser et chanter dans l’espace public n’est ni superficiel ni anecdotique. La joie militante n’a rien de léger : il s’agit d’incarner cet autre monde pour lequel nous nous battons, en dépit de tous les obstacles que les différents pouvoirs mettent sur notre route. Alors que le monde du travail s’emploie à nous fatiguer physiquement et mentalement, alors qu’un président mal élu nous répète que la démocratie ne se passe pas dans la rue, alors que la police et la justice répriment, alors que les principaux médias mettent en scène la « violence » des opposant·es, l’occupation non violente de l’espace public apparaît nécessaire.

Il paraît aussi particulièrement opportun de l’occuper, en tant que féministes et en tant qu’allié.es, et avec l’énergie que donnent le chant et la danse. En la matière, le principal obstacle vient peut-être de nos propres rangs qui se sont persuadés qu’on ne peut être sérieux qu’en étant austère. Sans compter que les mobilisations menées par des femmes doivent s’affronter au sexisme des adversaires mais aussi des allié.es.

Participer à une action de désobéissance civile ou à un cortège Rosies, c’est quelque part faire l’expérience de l’émancipation en se révoltant contre un ordre social injuste. Les rapports de domination s’émoussent dès lors qu’ils perdent en légitimité, c’est-à-dire lorsque nous n’y consentons plus tout à fait.

En enfreignant la loi (et parfois l’ordre de genre) et en popularisant des perspectives qui jettent une lumière crue sur les pratiques criminelles et mortifères de ceux qui prétendent nous gouverner, les actions symboliques (occupations, déploiements de banderoles, blocages…) et les flash-mobs sont des espaces-temps où la domination ne s’exerce plus. Alors, le pouvoir, pour se perpétuer, doit-il faire appel à la contrainte de la répression, rendue ridicule et absurde par une telle forme de résistance.

En massifiant ces modes d’action, c’est une culture de la révolte dans les têtes et dans les corps qui pourrait se diffuser. Ce n’est pas encore massif,et c’est loin d’être suffisant, mais c’est un bon début. ■

Lou Chesne, Vincent Drezet, Alice Picard, Youlie Yamamoto