Agriculture : poursuivre le combat pour changer de paradigme

Entretien avec LAURENCE MARANDOLA, PRÉSIDENTE DE LA CONFÉDÉRATION PAYSANNE

Ce début d’année a été marqué par un mouvement social d’ampleur des agriculteurs et agricultrices. Mêlant radicalité et spontanéité, il a finalement été récupéré par la fédération nationale des syndicats des exploitants agricoles (FNSEA), plus gros syndicat des exploitant·es agricoles et a débouché sur quelques aides financières et la mise en pause du plan Écophyto. Laurence Marandola, présidente de la Confédération paysanne, revient sur ce mouvement.

Quelles sont les racines de ce mouvement ? Quelles sont les racines de la colère ?

Le mouvement est né dans le Sud-Ouest, fortement impacté par la maladie hémorragique épizootique (MHE). Alors que nous avions lancé des alertes depuis le mois de septembre, les services de l’État ne répondaient pas aux demandes de prise en charge des coûts liés à ces maladies (vétérinaire et perte de cheptel principalement). Coûts qui sont pourtant énormes et mettent en péril de nombreux élevages. Cette absence de réponse se retrouve sur la question des terres inondées et inexploitables après les fortes pluies de cet hiver.

En parallèle, les Jeunes Agriculteurs (JA, branche « jeunesse » de la FNSEA, mais disposant d’une certaine autonomie) avaient lancé un mouvement en retournant les panneaux à l’entrée des villes et villages. Cette campagne, très efficace, se voulait l’incarnation du slogan « on marche sur la tête ».

Mais le malaise est profond dans le monde agricole. Entre 2010 et 2020, 100 000 fermes ont disparu. Et ce sont encore 200 fermes qui mettent la clé sous la porte toutes les semaines. Il y a une fragilité très grande chez l’immense majorité des exploitant·es qui n’arrivent pas à vivre de leur travail. Ils et elles sont très endetté·es et dépendent totalement des subventions, liées au modèle agricole productiviste et à la rapacité de l’industrie agroalimentaire.

On a aussi beaucoup entendu parler du rapport aux normes environnementales qui mettraient l’agriculture dans un carcan. Comment se sont constitués les mots d’ordre ? Comment se sont situées les forces syndicales du monde agricole ?

La FNSEA a été d’emblée débordée par un mouvement de colère qu’elle n’avait pas anticipé. On est dans un type de mobilisation qui surgit, comme d’autres, en dehors des cadres syndicaux (Gilets jaunes ou même à la SNCF ces derniers mois). Et la coordination rurale a su capter une partie de la colère. Cette organisation, réactionnaire à bien des égards, est la traduction directe dans le monde agricole de la vague populiste que l’on peut rattacher à l’extrême droite ‒qui a le vent en poupe partout en Europe, voire dans le monde. Les mots d’ordre étaient relativement flous : c’était l’expression d’un ras-le-bol. Mais dès que le mouvement a pris, la FNSEA y a mis toutes ses forces. Elle l’a d’emblée axé autour de trois revendications principales : la baisse du prix du GNR (le carburant) qui représente une part non négligeable des coûts incompressibles pour les exploitant·es, la question du rétablissement des jachères, suspendues suite au déséquilibre alimentaire créé par le conflit ukrainien, et enfin la question des normes.

Sur ce dernier point, il faut comprendre la manœuvre de la FNSEA. Ce qui est très contraignant, ce n’est pas tant le fond que la forme pour la grande majorité des paysan·nes. En effet, ce qui est déroutant et chronophage, ce sont les démarches administratives. Elles sont complexes, les sites ne fonctionnent pas toujours, il n’y a pas souvent du monde pour accompagner au téléphone… À l’image de toute la transformation numérique des services publics d’ailleurs. La Conf a revendiqué une refonte administrative pour une simplification totale. Mais en mélangeant volontairement fond et forme, la FNSEA a mis en cause les normes en tant que telles, et notamment les normes environnementales, pour défendre son modèle agricole productiviste et écocidaire dans un cadre de concurrence féroce avec les autres pays. C’est une entourloupe.

Pour notre part nous avons défendu, tout au long du mouvement, en plus de la nécessaire simplification administrative, la question de « pouvoir vivre de son travail ». La loi Egalim, qui est censée obliger l’industrie agroalimentaire à payer les producteur·ices au prix juste, n’est déjà pas appliquée. Mais le « prix juste » n’est même pas le prix de revient. Nous défendons l’interdiction d’achat en deçà de ce prix. Et cela passe par a minima le retrait des produits agricoles des accords de libre-échange comme celui négocié avec le Mercosur ; voire, nous militons en ce sens, le retrait de tous les accords de libre-échange qui ne sont guidés que par la course au profit et pas par les intérêts du monde du travail en général et du monde agricole en particulier.

Au sortir de ce mouvement, qui est parti de la base, on sent néanmoins une FNSEA ébranlée qui s’en tire bien mais dont les dissensions internes deviennent compliquées à gérer. Elle regroupe, en effet, de gros exploitant·es, véritables chef·fes d’entreprise, qui ont intérêt à ce que perdure l’existant alors que cela étrangle la grande majorité des exploitations agricoles, y compris leurs adhérent·es. L’occupation de Lactalis, que nous avons réalisée le 21 février pour dénoncer justement le prix d’achat du lait, a été approuvée par la base, y compris les adhérent·es de la Coordination rurale ou de la FNSEA.

D’autres mouvements du monde agricole ont eu lieu de façon quasi concomitante partout en Europe. Est-ce qu’il y a des convergences ?

La première des convergences est la situation du monde agricole partout en Europe. Ce que nous portons ici sur la concurrence issue des traités de libre-échange, sur le droit à vivre de son travail, sur les difficultés administratives est commun et ce quels que soient les modèles agricoles de chaque pays. Globalement le monde agricole va très mal.

Mais c’est aussi une question de temporalité. Les élections européennes arrivent dans quelques semaines et c’est à ce niveau que se décident énormément de choses pour les exploitant·es. La Politique agricole commune (PAC) représente 28 % du budget européen. En France, ce sont 9 milliards d’aides dont bénéficient les agriculteurs et agricultrices. Il y a donc une opportunité pour peser, se faire entendre à un moment qui est plus déterminant sûrement pour les agricultures européennes que pour beaucoup.

D’ailleurs, la Copa Cogeca, fédération européenne de syndicats agricoles dont la FNSEA est membre, avait prévu la paralysie des capitales dont Bruxelles notamment. De notre côté, nous y appelions également au travers de la coordination européenne de la Via Campesina. Nous pensons effectivement que c’est à ce niveau que se situe le pouvoir d’action sur la situation de nos collègues. Ces dernier·es le savent bien. Les mobilisations d’un pays nourrissent celles de l’autre, malgré une concurrence féroce entre les différentes agricultures.

Quelles sont les conséquences de la fin du conflit ? Quelles autres portes de sortie auraient été possibles ?

Le plan Ecophyto existe depuis 2008 sans que ce soit une réussite. Son objectif, réduire l’utilisation des produits phytosanitaires dans l’agriculture, n’a pas été tenu : on a seulement réduit l’usage des produits reconnus comme les plus dangereux. Néanmoins, le mettre en pause, comme l’a fait le gouvernement, est un signal absolument néfaste. Et la décision de revoir l’indicateur (remplacement du Nodu par le HRI-1R) ne va pas non plus dans le bon sens : c’est un indicateur tronqué qui ne prend pas assez en compte la dangerosité des produits. Pourtant, le scandale de la chlordécone, venu sur le devant de la scène il y a maintenant quelques années, devrait alerter.

Forcément, la FNSEA, le gouvernement comme l’agro-industrie se réjouissent de ces choix : ils renforcent le dogme actuel de l’agriculture productiviste.

La seule bonne nouvelle vient du budget débloqué, 250 millions d’euros, pour la recherche d’alternatives. Une vraie volonté politique, au vu de l’urgence écologique, serait de proposer un pôle public et des moyens pour un accompagnement fort à la transition vers des agricultures éco-compatibles voire biologiques. Les 9 milliards de la PAC mais aussi les 7 milliards de niches fiscales agricoles, qui, comme dans la société en général, ne profitent qu’à la minorité la plus riche, devraient abonder ce choix politique. ■

Propos recueillis par Antoine CHAUVEL