Séisme à Gaza – les répliques régionales et internationales

Au-delà d’Israël et de Gaza, les évènements du 7 octobre ont ouvert plusieurs fronts. Ils entraînent des conséquences diplomatiques et militaires au niveau régional comme international.

Par Nicolas Dot-Pouillard

Les effets du 7 octobre 2023 ne se limitent pas à une bande de Gaza détruite, et à un bilan humanitaire excédant les 30 000 mort·es et près de 2 millions de déplacé.es. L’onde de choc est régionale et internationale. Diplomatiquement, la dynamique de normalisation entre certains États arabes et Israël est enrayée. Militairement, de multiples fronts se sont ouverts du Sud-Liban à la mer Rouge en passant par l’Irak. Enfin, en janvier 2024, l’action intentée par l’Afrique du Sud contre Israël au titre de la Convention des Nations unies sur le génocide témoigne de l’affirmation d’un Sud global dans les relations internationales et d’une hégémonie occidentale contestée.

Une normalisation reportée sine die

S’il est une victoire remportée par le Hamas à la suite du 7 octobre 2023, c’est bien celle d’avoir enrayé la dynamique de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite. Les Saoudiens n’étaient certes pas signataires des accords d’Abraham signés à Washington le 15 septembre 2020 entre les Émirats arabes unis, Bahreïn et Israël, entraînant dans leur sillage le Maroc et le Soudan (respectivement en décembre 2020 et février 2023). L’administration démocrate de Joe Biden, nullement en rupture avec son prédécesseur républicain, encourageait l’Arabie saoudite à rompre définitivement avec les fondamentaux du sommet de la Ligue arabe de Khartoum de septembre 1967, gravant dans le marbre la non-reconnaissance d’Israël.

Pragmatiques, les Saoudiens soufflaient le chaud et le froid en amont du 7 octobre. Une monarchie désidéologisée, néolibérale et confiante dans les vertus de la coopération économique régionale considérait avec bienveillance les gains potentiels d’une reconnaissance d’Israël. Mais elle demeurait aussi attentive aux dynamiques des Territoires occupés palestiniens (TOP), et à une insurrection armée en Cisjordanie née en 2021, mobilisant les jeunes Palestinien·nes de Tulkarem, Jénine et Naplouse contre les colons et les troupes israéliennes. La perspective d’une troisième Intifada (après celles de décembre 1987 et de septembre 2000) inquiétait l’Arabie saoudite, soucieuse d’une opinion publique arabe attachée à la centralité de la question palestinienne. Laissant miroiter aux Israéliens la possibilité de création de liens diplomatiques, la monarchie des Saoud pouvait en même temps rappeler son initiative de paix de septembre 2002, fondée sur une reconnaissance arabe d’Israël en échange d’une décolonisation totale des territoires palestiniens. Toujours est-il que le 7 octobre 2023, cette histoire a pris momentanément fin.

Le processus de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite est gelé. Il est d’autres victimes diplomatiques collatérales du 7 octobre : le Maroc fait face à d’imposantes manifestations demandant la rupture de l’accord de normalisation de décembre 2020. Les Émirats arabes unis et Bahreïn se font discrets. Nul n’ose critiquer frontalement le Hamas, au risque de froisser des opinions publiques solidaires des Palestiniens et des Palestiniennes. Il n’est pas certain que le Hamas dans la bande de Gaza ait anticipé, en amont du 7 octobre, un tel bouleversement diplomatique au sein des pays membres de la Ligue arabe — qui lui en tiendront sans doute rigueur à l’avenir. Toujours est-il qu’à l’heure actuelle, il se prévaut d’avoir endigué la dynamique de normalisation, et d’avoir remis la question palestinienne au centre de l’échiquier diplomatique régional.

« Unité des fronts », autonomisation des conflits

La seconde onde de choc régionale post-7 octobre est militaire. Trois fronts se sont ouverts depuis le 7 octobre 2023 : au Sud-Liban, en Irak, et au Yémen. C’est la mise en application du principe de « l’unité des fronts » (Wahdat al-Sahat), concept apparu en 2021 parmi les principales factions palestiniennes et leurs alliés régionaux. L’idée est simple : toute action militaire israélienne en un point donné peut appeler une réponse militaire des allié·es des Palestinien.nes en un autre point géographique donné, et ce sur une échelle régionale.

Au Liban, la guerre est désormais installée dans les esprits : le Hezbollah (chiite) harcèle quotidiennement les troupes israéliennes, tandis que les tirs en profondeur israéliens remontent désormais bien au-delà du seul Sud-Liban. Le Hezbollah calibre cependant ses attaques : sur une ligne de crête, il ne désire pas officiellement ouvrir une guerre tous azimuts contre Israël et utiliser à plein ses capacités balistiques. Il définit sa stratégie comme un front de pression devant dégarnir les troupes israéliennes autour de Gaza. En Irak, Israël est loin. C’est l’allié américain des Israéliens que les groupes armés chiites irakiens ont décidé de viser depuis le 7 octobre, faisant d’une pierre deux coups : en affirmant leur solidarité militaire avec Gaza, les mouvements membres de la Mobilisation populaire (al-Hashd al-cha’abi), intégrés aux forces armées irakiennes (ce ne sont pas formellement des milices) rappellent aux derniers restes de l’armée américaine en Irak qu’il est encore temps de quitter le sol national. C’est un front cependant gelé depuis le début du mois de février, après que la Résistance islamique en Irak a visé une base américaine en Jordanie, entraînant la mort de trois soldats. Depuis, le Premier ministre irakien Muhammad al-Soudani a demandé aux groupes armés irakiens de réfréner leurs offensives militaires contre les Américains, de peur de faire capoter les négociations en cours sur leur retrait de l’Irak. Enfin, au Yémen, le mouvement Ansar Allah, de confession zaïdite (une branche religieuse issue du chiisme), est l’invité surprise de la guerre régionale en cours : il a tout simplement bloqué depuis le 7 octobre l’accès commercial international à la mer Rouge par des attaques visant des bateaux liés d’une manière ou d’une autre à Israël, et, par extension, aux intérêts économiques occidentaux (mais aussi égyptiens).

En octobre 2023, « l’unité des fronts » reposait sur un principe : un cessez-le-feu dans la bande de Gaza entraîne automatiquement l’arrêt des combats au Liban, et au gel des opérations armées en Irak et au Yémen. Ce n’est plus complètement vrai aujourd’hui : les conflits et les fronts ont tendance à s’autonomiser. La guerre régionale gagne en logique propre. Un exemple en est le front libanais. En dépit des médiations américaines et françaises, Israël tend à dissocier le dossier gazaoui de celui de sa frontière nord. En mars 2024, le Hezbollah transmet encore des messages aux Occidentaux disant qu’il n’y aura pas d’arrêt des combats tant que le cessez-le-feu à Gaza n’est pas acté, mais que s’il est acté, les tirs sur Israël s’arrêteront aussitôt. Il n’en est plus de même des Israéliens : ces derniers affirment désormais qu’un cessez-le-feu à Gaza n’entraîne pas automatiquement une paix froide au Sud-Liban. En somme : la guerre régionale héritée du 7 octobre 2023 crée ses propres réalités, et les conflits s’autonomisent peu à peu, avec une potentielle implication plus directe de l’Iran, restée discrète jusque-là.

La solitude de l’Occident

Saisine de la Cour internationale de justice (CIJ) par l’Afrique du Sud contre Israël pour crime de génocide, conflit diplomatique entre le président brésilien Lula et les Israéliens, rôle central du Qatar (et de l’Égypte) dans les médiations internationales pour un cessez-le-feu à Gaza, jusqu’à une Chine membre du Conseil de sécurité de l’ONU qui reconnaît en février 2024 que le droit des Palestiniens à user de la force est fondé au regard du droit international (position sans doute inédite depuis la mort de Mao en 1976) : « le Sud réinvente le monde^(1)^ ». La guerre à Gaza est internationalisée : elle est aussi le miroir d’une profonde transformation des relations internationales, toutefois en germe. Le Sud global n’a pas forcément de cohérence économique ou politique, et son unité doit être relativisée : il peut être autoritaire, monarchique, démocratique, néolibéral ou keynésien. Mais qu’importe, pourvu que la vieille mise à distance de l’Occident héritée des premières décolonisations fonctionne. La machine de guerre israélienne s’en trouve affaiblie : ses soutiens occidentaux peinent à convaincre un Sud global de ses principales options en matière de politique étrangère — une dynamique déjà à l’œuvre depuis le début de la guerre en Ukraine (février 2022). Tels sont les effets différés du 7 octobre : des normalisations avec Israël avortées, des dynamiques de déflagration régionale aux effets dévastateurs, mais aussi le signe d’une solitude internationale de l’Occident et d’une transformation des rapports de force internationaux — qui sont encore trop balbutiants pour arrêter la tragédie en cours à Gaza.

Est chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo, Beyrouth), consultant pour plusieurs organismes internationaux, et membre du comité de rédaction de la revue en ligne Orient XXI. Il réside au Liban.

1. Bertrand Badie, Quand le Sud réinvente le monde : essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, Paris, 2014.