Le passage en force du « dégel » des listes électorales en Nouvelle-Calédonie a entraîné une vague de violence inédite sur l’île depuis les années 1980. La crise est une conséquence directe de la volonté délibérée de Macron de torpiller les Accords de Nouméa qui promeuvent un processus de décolonisation.
par Sophie Zafari
Depuis le mois de juin, c’est un régime d’exception que Macron inflige à la Kanakie et une répression tout autant d’exception pour les militant·es indépendantistes. La Nouvelle Calédonie est toujours une colonie française, c’est une réalité matérielle et une continuité historique : occupation militaire, politique d’installation de colons, spoliation des terres, racisme, massacres et violences diverses ont jalonné ces 171 années d’occupation. Son inscription sur la liste des territoires à décoloniser de l’ONU depuis 1986 vient rappeler cette évidence. Les rapporteurs spéciaux de l’ONU ont d’ailleurs accusé la France dans leur rapport d’août 2024 de « porter atteinte à l’intégrité de l’ensemble du processus de décolonisation ».
Une tentative de recoloniser
Le corps électoral « figé » pour les élections intéressant la Nouvelle-Calédonie, était un point central des accords de Matignon, puis de ceux de Nouméa. Il n’était pas un ajustement technique mais le fondement du processus de paix. S’attaquer frontalement au corps électoral, c’est opérer symboliquement une forme de recolonisation et balayer près de quarante ans d’un travail politique. Avec cette réforme constitutionnelle, tout·es Français·es installé·es depuis dix ans en Nouvelle-Calédonie deviennent électrices ou électeurs pour les élections provinciales, éligibles au Congrès et, de facto, citoyen·nes calédonien·nes.
En France, dès le printemps et tout l’été, les militant·es kanak indépendantistes se sont démené·es pour sortir tout cela de la quasi-invisibilité et construire une solidarité autour de leur combat. Daniel Wea, président du Mouvement de la jeunesse kanak en France (MJKF), déplore un manque de soutien large des organisations syndicales et politiques de gauche. Il sait que l’histoire même du peuple kanak est largement méconnue « un peuple menacé par la colonisation de peuplement visant à rendre les communautés non originaires du Pacifique presque majoritaires en Nouvelle-Calédonie, et les Kanak minoritaires. » Mais, il insiste, « le projet indépendantiste n’est pas un projet d’exclusion, de division… les Kanak n’ont jamais eu pour objectif de chasser les Blancs, mais bien de faire vivre le destin commun inscrit en 1998 dans les Accords de Nouméa… Ce que nous voulons, c’est rendre son humanité au peuple kanak, aux peuples autochtones mais dans un projet inclusif, interculturel intégrant tous les citoyen·nes de ce pays quelles que soient leurs origines ». Les mots humanité, dignité reviennent souvent et avec force et émotion dans la voix de Daniel Wea. L’humiliation, l’injustice, l’ordre colonial sont les ressorts du soulèvement déclenché suite au dégel du corps électoral. Les inégalités économiques et sociales en sont aussi le reflet. Mina Kherfi, représentante de l’Union syndicale des travailleurs kanaks et des exploités (USTKE) en France, rappelle que « les inégalités en Nouvelle-Calédonie sont comparables à celles rencontrées dans un pays comme le Brésil. Les prix à la consommation sont en moyenne 31 % plus élevés en Nouvelle-Calédonie/Kanaky qu’en métropole. Les loyers sont exorbitants, alors que le salaire minimum est plus bas qu’en France. 20 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, et ce taux monte jusqu’à 55 % dans certaines communes kanak. 4 000 personnes vivent dans des squats (cabanes) à Nouméa et aux alentours, principalement des Kanak et des Océaniens, avec souvent de gros problèmes pour l’eau courante et l’électricité ». Le secteur minier du nickel, essentiel à la Nouvelle-Calédonie mais désormais concurrencé par l’Indonésie, s’est effondré. Or cette industrie est fondamentale pour l’économie de la province Nord, dirigée par les indépendantistes kanak. Avec le soulèvement, la situation s’est aggravée sur le front de l’emploi, de la santé et de l’éducation avec des écoles fermées. Toute une reconstruction est à prévoir.
Dès novembre 2023, les organisations indépendantistes se sont regroupées pour contrer la manœuvre de Macron. Mina Kherfi et Daniel Wea expliquent : « la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) a été créée pour coordonner la mobilisation contre le dégel du corps électoral. Elle regroupe l’ensemble des organisations indépendantistes. La CCAT a mené une grande campagne dans les quartiers populaires, dans les villages et les tribus kanak pour avertir et débattre du danger du dégel du corps électoral. Des manifestations ont été organisées, toujours dans le calme. Le 13 avril, la CCAT a rassemblé 40 000 personnes à Nouméa, sans heurts. » Au mois de mai, les manifestations se sont intensifiées, certaines mines de nickel ont été bloquées avec aussi des grèves dans les ports et les docks. « Des barrages routiers ont aussi été mis en place par la CCAT. L’USTKE a appelé à une grève de 24h à l’aéroport de Nouméa, mais celui-ci a été fermé et sécurisé par des militaires assez vite après le début des émeutes. »
Mina Kherfi rappelle que « les principaux acteurs de ces émeutes ont été les jeunes des quartiers populaires de Nouméa, qui bien que rejoints par d’autres personnes sont devenus hors contrôle pour la CCAT. » En face, des milices, constituées d’habitant·es armé·es décidé·es à protéger « leur île », chauffé·es à blanc par le discours anti-indépendantiste, ont directement attaqué les Kanak. Le nombre d’armes en circulation (environ 64 000 armes déclarées et au moins autant non déclarées) ramené à la population de 268 000 habitant·es, aboutit donc à un ratio proche d’une arme pour deux habitant·es.
Répression et justice d’exception
La réponse de l’État français c’est la criminalisation de l’action politique kanak : 10 personnes décédées, 1 260 gardes à vue, 210 déferrements, 93 incarcérations, plus de 340 interpellations en justice, et plus de 260 mesures de travail alternatif. Et les interpellations continuent ; 11 responsables de la CCAT ont été arrêté·es et incarcéré·es ; 7 d’entre eux, 2 femmes et 5 hommes, viennent de passer devant la justice calédonienne et ont été immédiatement déporté·es vers les prisons françaises, afin de les isoler, à 17 000 kilomètres de leur famille. Des mineur·es sont aussi déporté·es en métropole. Les militant·es du Mouvement des jeunes Kanak en France (MJKF) se démènent pour organiser la solidarité autour des 11 de la CCAT, qui rappellent-ils « n’ont participé à aucune action violente… sont des responsables politiques connu·es et reconnu·es ». Daniel Wea insiste : « ce sont des prisonnier·es politiques, déporté·es » sur la base d’une accusation sans la moindre condamnation pour « association de malfaiteurs en vue de préparation d’un crime ou d’un délit, complicité par instigation des crimes de meurtre et tentative de meurtre sur personne dépositaire de l’autorité publique » !
« Il faut remettre l’humain au centre du débat politique », conclut Daniel Wea et faire confiance à la résilience dont les Kanak savent faire preuve. Il faut aussi que les organisations françaises, syndicales et politiques de gauche dénoncent les agissements de l’État français, exigent la libération des militant·es emprisonné·es et impulsent un mouvement de solidarité.