10 ans après, la crise financière encore

Les journaux économiques se sont épanchés sur les 10 ans de la
faillite de Lehman Brothers pour se demander si les Etats en avaient
tiré les leçons. La réponse est venue des marchés financiers qui ont
chuté partout dans le monde pour renouer avec un « Octobre noir ». Les
faibles tentatives de régulation étatique et interne aux banques avec
« Bâle III » – surtout l’augmentation des fonds propres – ne sont pas
suffisantes pour éviter le risque systémique.

Tirer les leçons de cette faillite retentissante qui a chamboulé les
marchés financiers, l’économie mondiale et ouvert une récession
profonde, aux États-Unis dans un premier temps, puis dans l’ensemble
des pays développés, suppose de comprendre le processus, le mouvement
à l’origine de la crise systémique, crise de tout un régime
d’accumulation.

Le 9 août 2007, les Bourses des pays développés chutent, à commencer
par Wall Street. La crise dite des « subprimes »(1) commence. Elle
n’est pas prise au sérieux par la plupart des économistes officiels
qui parlent d’une correction des marchés qui ne durera pas(2). Comme
souvent, passé le moment de baisse, les Bourses remontent. Dans cette
atmosphère libérale (en économie, il sera question des « néoclassiques
» ), la croyance dans les mécanismes autorégulateurs du marché,
surtout des marchés financiers, bat son plein. Seules les banques
centrales interviennent pour prendre la place de la compensation entre
banques. Les états restent silencieux. Aucune intervention pour
limiter les ondes de choc pourtant perceptibles à ce moment-là. Les
petites banques américaines disparaissent, 50 dans un premier temps,
sans susciter ni réactions, ni changement d’analyse. La faillite de la
10e banque américaine va exploser au nez de tous ces « experts ».

Les histoires de ces 10 ans oublient allègrement le début de la
crise. Situer son début en août 2007 fait la preuve, au-delà des
subprimes, que les montages titrisés(3) de répartition des risques
étaient autant de facteurs de chute qu’ils avaient été de hausse. La
financiarisation de l’économie, la prédominance des marchés
financiers, atteignaient leurs limites. L’idéologie libérale montrait
l’inanité de ses théorisations. Il fallait changer de paradigme. Faute
de théories explicatives, les politiques ne pouvaient répondre à la
profondeur de cette crise.

À partir seulement de la fin 2018, le G20 a proposé des
réglementations nécessaires, mais beaucoup trop tard. L’intervention
réelle a été de sauver les banques menacées de faillite. Les chiffres
fournis par le Parlement européen donnent le tournis : 950 milliards
d’euros d’argent public injectés dans le système financier européen
entre 2008 et 2010. Un des résultats a été l’augmentation de la dette
publique.

Les réponses (monétaires et financières à la fois) au tsunami, qui a
balayé les modes de la finance, ont été de deux sortes. D’abord, la
création de la première cryptomonnaie, le « bitcoin », par des
anonymes, soi-disant pour éviter la guerre des changes. Et le
développement du « shadow banking » – la finance de l’ombre – pour
contourner toutes les réglementations. Elle se traduit par le
développement des « fintech » concurrençant les banques. Ainsi, le
système financier se diversifie, amplifiant tous les risques de chute
gigantesque.

Le paysage 10 ans plus tard

Deux crises financières ont suivi celles de 2007. La crise de l’euro
en 2010-2011 et la chute des Bourses chinoises, Shanghai et Shenzhen,
en août 2015. Pour éviter la contagion, les banques centrales, à
commencer par la FED, la banque centrale étasunienne et la banque
centrale chinoise, suivie avec un temps de retard par la BCE, ont mis
en œuvre une politique monétaire dite de « Quantitative Easing » (E/Q
pour les intimes), soit d’ouverture de toutes les vannes du crédit et
un abaissement historique des taux d’intérêt pour atteindre des
abîmes, des taux d’intérêt négatifs, du jamais vu dans toute
l’histoire du capitalisme. Les banques centrales ont littéralement
inondé le marché en créant de la monnaie pour racheter de la dette
publique et, ainsi, stabiliser les marchés financiers. La spéculation
à la hausse pouvait s’élancer sur le marché des actions, le marché
obligataire – celui des emprunts – était lié à la baisse des taux de
l’intérêt et par-là même, sans intérêt pour les spéculateurs. Les
banques, surtout celles d’investissement, ont subi le contrecoup de
cette baisse en enregistrant moins de bénéfice. Cette situation ne
pouvait pas durer.

La conséquence était logique, l’endettement, privé surtout, n’a cessé
de croître. L’endettement total mondial se monte, en 2016, à 170 mille
milliards de dollars, une augmentation de 70 % par rapport à 2008. La
dette publique ne représente que 37 % de ce montant, la hausse la plus
importante et inquiétante est celle des entreprises non financières,
de l’ordre de 66 mille milliards de dollars. L’endettement est un
mouvement. Pour rembourser et verser des dividendes importants aux
actionnaires, il est nécessaire de s’endetter à nouveau. Or, le
contexte change. L’exception des taux d’intérêt négatifs – ou très
faibles – ne pouvait pas durer. La FED, forte de la croissance
américaine à 3 %, a décidé la hausse de ses taux directeurs dans une
fourchette de 2 % à 2,25 %. Les taux à 10 ans, qui servent de
référence au marché obligataire, ont grimpé à 3,22 % au mois
d’octobre. Plus curieux, les taux à 2 ans suivent ce mouvement,
atteignant 2,8 %. Comme les taux d’intérêt bougent peu dans la zone
euro pour le moment, le dollar monte par rapport à toutes les autres
devises.

La BCE est, à son tour, en train de changer de politique. Elle a
décidé de baisser sa création monétaire et d’arrêter son rachat des
dettes publiques des pays de la zone euro en décembre. Les taux
d’intérêt européens devraient à leur tour monter en 2019. « L’argent
facile » (une dénomination étrange), à l’origine de la croissance
américaine, lance ses derniers feux. Les effets sont connus. La hausse
du dollar et des taux d’intérêt américains provoque une crise de la
dette dans les pays émergents d’Amérique latine, Argentine et Brésil,
dans lesquels pointe la récession. La Turquie connaît une inflation
galopante à 18 % et un début de récession qui explique la chute de la
livre et, en réponse, un taux d’intérêt décidé par la banque centrale
turque de 24 % qui risque d’étrangler les entreprises. La hausse des
taux a aussi comme effet un départ massif des capitaux des pays
émergents vers les Etats-Unis, provoquant une profonde crise
financière. La Chine, quant à elle, voit son taux de croissance se
réduire à 6 %, une faiblesse qui explique les mises en garde de l’OCDE
et du FMI sur les risques qui pèsent sur la croissance mondiale.

Octobre noir

Dans ce contexte, les Bourses ont connu une chute en
octobre 2018. Comme en 2007, les économistes libéraux – le peu qui ose
encore parler – ont mis en avant une « correction » des marchés, sans
plus d’explication. Suffisamment pour faire disparaître des
informations l’éclatement de cette nouvelle dimension de la crise
financière. Les signes avant coureurs de février-mars(4) ont été
ignorés. Il faudra sans doute une prochaine grande faillite pour
prendre conscience de la réalité de cet effondrement. En fonction de
la montée de la dette privée, les faillites pourraient toucher, dans
un premier temps, les grandes entreprises et par ricochet les
banques. Il reste que le système financier européen apparaît
actuellement comme le plus fragile comparé à celui des États-Unis,
gangrené par les créances douteuses, plus de 600 milliards, dont une
grande partie possédée par les banques italiennes. Les détonateurs
sont nombreux. Pour donner une idée de l’ampleur des pertes subies sur
les marchés financiers : les Bourses chinoises, Shanghai et Shenzhen
ont subi une chute des cours de 36 % depuis janvier, en octobre elles
ont « effacé » 3000 milliards de dollars de capitalisation, Le S&P
500, un des indicateurs de Wall Street a perdu 6 %, le CAC 40 (à
Paris) 7 %. Plus important encore, le Nasdaq, où sont cotées les
valeurs « technologiques », a perdu 9,20 %…

Depuis août 2007, le scénario est toujours le même. La crise
financière renforce, approfondit la récession. Le FMI s’est dit
préoccupé par l’incapacité des États à réagir. Plus encore, Trump a
poursuivi dans la voie de la déréglementation, en abrogeant le peu de
mesures prises par Obama pour répondre aux demandes des opérateurs
financiers. La chute n’en sera que plus dure. Les leçons de la
faillite de Lehman Brothers s’évanouissent, les intérêts privés
continuent de gouverner un monde éclaté et inégalitaire. Le Brésil
montre que les puissants, pour conserver leurs privilèges, peuvent
jouer le fascisme… La montée de l’extrême droite fait la preuve de
l’incapacité des gouvernements à répondre aux crises. Avant qu’il ne
soit trop tard, la réglementation de toute la sphère financière
s’impose pour lui ôter sa puissance dominatrice et la mettre au
service des grands projets d’investissement dont tous les pays ont
besoin pour faire face au réchauffement climatique et à la crise
écologique, tout en rompant, enfin, avec la logique suicidaire du
libéralisme. Les politiques d’austérité contribuent à la récession et
s’inscrivent dans des politiques de court terme qui ne permettent pas
de répondre à l’ensemble des restructurations qui s’imposent.

Nicolas Béniès

1) Les subprimes, ces crédits risqués accordés à des ménages
américains déjà endettés, représentent encore 600 milliards de
dollars en 2016.

2) Pour plus de développements, Le basculement du monde, Nicolas
Béniès, Editions du Croquant, Paris 2016. 3) La titrisation est la
transformation des créances, des crédits accordés par les banques,
en titres cotés sur les marchés financiers. Les bilans des banques
sont allégés – ces titres sont qualifiés de « hors-bilan » – et
les risques sont répartis. Mais ils ne disparaissent pas… 4) Voir
mon article écrit à ce moment-là sur mon site/blog
www.soufflebleu.fr

Crédit image : (cc) Eric Constantineau sur Flickr