Le mouvement social sur les retraites de 2023 a provoqué une sorte de déflagration dans les relations intersyndicales de ce pays. L’unité syndicale, qui s’y est manifestée et se prolonge, est une bonne nouvelle. Elle questionne notre conception d’un nouvel outil syndical.
L’unité syndicale complète (entre CFDT, CFTC, CGC, CGT, FO, FSU, Solidaires, Unsa) s’est construite en amont de la bataille des retraites (en fait depuis juillet 2022) et, contrairement aux pronostics des plus pessimistes, elle a duré pendant cinq mois de mobilisations extrêmement massives avec des volontés partagées d’élever le niveau du rapport de force jusqu’au blocage, non réussi, du pays. L’intersyndicale a eu la confiance des salarié·es du pays à une échelle rarement atteinte et leur a aussi donné confiance, ainsi qu’à la population qui soutenait le mouvement. Le travail intersyndical au « sommet » et « à la base » s’est fait, de manière concertée et de plus en plus dans une entente nouvelle.
Cette unité s’est poursuivie avec la journée interpro du 13 octobre appelée sur une plateforme à plusieurs points, se situant explicitement dans la continuité de la mobilisation du printemps. L’incarnation de cette unité large maintenue, c’est aussi la pérennisation du tandem moteur que constituent la CGT et la CFDT (S. Binet et M. Léon ont succédé ainsi à P. Martinez et L. Berger).
À Sophie Binet qui déclare que « l’intersyndicale va durer, sous des formes diverses. Dans le contexte troublé, incertain, dangereux, que nous vivons, nous pensons que l’unité syndicale est très importante et que l’intersyndicale est un phare dans la tempête », Marylise Léon répond « la mutation de l’intersyndicale maintenant, c’est peut-être d’arrêter de se demander quelle sera la prochaine date de manifestation et de travailler sur ce qu’on a en commun. Par exemple, travailler sur l’avenir du syndicalisme. » Quelque chose a changé dans les rapports entre les deux organisations, à laquelle le macronisme n’est pas étranger.
CFDT-CGT, des retrouvailles dans l’action
On sent l’énorme différence dans l’engagement de la CFDT contre les politiques macronistes (retraite, assurance chômage, salaires, retraites complémentaires et même contenu des ordonnances travail !) dans cette nouvelle période, comparé à son attitude vis-à-vis du patronat et des gouvernements ces trente dernières années (avec une petite parenthèse lors de la mobilisation retraite de 2010). Le « syndicalisme constructif » (Nicole Notat, 1 999) avait provoqué beaucoup de dégâts et ses conséquences avaient contribué à creuser un fossé durable au sein du syndicalisme français.
Il est positif que, face à son échec à influer sur les politiques libérales par son orientation d’accompagnement gestionnaire et par sa marginalisation due à la conception macronienne des rapports sociaux, la CFDT, comme beaucoup de ses équipes militantes, reviennent dans le jeu de la lutte des classes, et du bon côté. La direction de la CGT affiche la volonté de pérenniser et renforcer le travail avec la CFDT. Si cela se fait sur une orientation combative comme sur les retraites, c’est certainement profondément juste et doit être appuyé, en veillant à ce que cela ne se limite pas à un tête-à-tête mais associe largement toutes les composantes de l’intersyndicale dans la discussion, la réflexion et les actions à mener. L’action syndicale et les mobilisations sociales ne peuvent que s’enrichir dans cette synergie à construire. Il faut mettre à l’ordre du jour, face aux politiques libérales maintenues, face à l’urgence climatique et devant celle du danger d’accession au pouvoir de l’extrême droite, la pérennisation d’un front syndical unitaire. Au-delà de la « prolongation » de l’intersyndicale pour une unité d’action permanente, il s’agit d’essayer de construire, pour renforcer cela, une plateforme revendicative qui permette sur la durée d’affirmer une alternative syndicale et d’ancrer le syndicalisme dans le maximum de lieux où existe le salariat. Un peu à l’image de l’accord d’unité d’action signé en 1966 entre la CGT et la CFDT qui, avec des hauts et des bas, a rythmé une grande partie de la vie sociale jusqu’à la rupture définitive en 1977.
Et la transformation sociale ?
Un débat en creux émerge dans cette nouvelle situation. Il concerne notamment celles et ceux qui réfléchissaient depuis quelque temps au rassemblement du syndicalisme de transformation sociale. S’inscrivant dans un contexte de division profonde et durable entre deux orientations dans le syndicalisme au regard des analyses et pratiques concrètes (accompagnement porté notamment par la CFDT et l’Unsa, transformation sociale portée par FSU, CGT et Solidaires), la FSU avance lors de ses derniers congrès la nécessité de combiner unité d’action large et construction d’un nouvel outil syndical du syndicalisme de transformation sociale.
Cette différence d’orientation existe dans le syndicalisme français depuis sa naissance.
Une orientation « d’accompagnement du capitalisme » (CFDT, Unsa) consiste à ne pas remettre en cause les fondements du capital dans les entreprises et dans toute la société, mais à accompagner les politiques patronales et gouvernementales pour leur donner un caractère « social » et plus acceptable par le salariat.
Le syndicalisme de transformation sociale postule que les intérêts du patronat et du salariat sont antagoniques et que le capitalisme, par nature dominé par les premiers, doit être remis en cause dans une optique de transformation de la société. C’est ce que la Charte d’Amiens nous dit quand elle parle de la « double besogne » du syndicat. Voilà pourquoi nous défendons des alternatives sociales, économiques et écologiques au système capitaliste, que nous voulons porter par de grandes mobilisations sociales. La CGT et Solidaires partagent cette approche.
Ne pas opposer les cadres unitaires
Ces deux orientations, après des actions syndicales unitaires d’envergure, pourraient-elles « coexister » dans un même cadre syndical de façon plus pérenne ? Cela a été le cas, il y a longtemps, en France et à l’international. Dans les statuts de la FSU, « la Fédération travaille à la réunification du mouvement syndical dans une centrale organisée démocratiquement et indépendante de tous les gouvernements et de toutes les organisations politiques, philosophiques ou religieuses. » Au vu des désaccords dans l’action, constatés depuis des dizaines d’années, la question n’était pas d’actualité et nous avons choisi de travailler à faire un premier pas en favorisant une volonté d’unification autour d’une orientation proche avec la CGT et Solidaires. Peut-être que la question peut se reposer d’une nouvelle façon et qu’il faut réfléchir à la possibilité d’un cadre large et pérenne pour tout le syndicalisme, quelles que soient les divergences d’orientation ? Il faudrait en passer par des « tests » qui soient aussi conséquents que la dernière mobilisation sur les retraites. Voir la CGT et la CFDT dans une même organisation, même avec les urgences à venir, ne paraît pas une échéance rapide.
Il est plus facile de poursuivre le travail engagé avec la CGT et Solidaires qui, sans s’opposer à des approches plus larges, pourrait au contraire être un fort point d’appui dans une telle perspective. Nous partons pour cela d’acquis de travail en commun pour des mobilisations, de références communes sur les grands choix à faire en terme d’orientation face au capitalisme.
Travaillons donc l’unité à plusieurs niveaux qui peuvent s’épauler les uns les autres !
Extrait de la Charte d’Amiens (congrès de la CGT 1906)
« Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte des classes, qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique : dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : d’une part il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste, et d’autre part, il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale. Le Congrès considère que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait, à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat… »