Un événement de portée historique

DOSSIER

  • pp. 18-20 du dossier du numéro 103 de la revue de l’Ecole Emancipée / Par Alain Bertho, professeur émérite d’anthropologie

Les événements qui ont suivi la mort de Nahel ont été d’une ampleur et d’une intensité exceptionnelles : la mort d’un·e jeune racisé·e provoquée directement ou indirectement par la police a été depuis des décennies à l’origine de nombreuses émeutes en France et dans le monde. Parfois, sans crier gare, la rage s’étend sur l’ensemble du territoire national. L’émeute est ainsi devenue soulèvement entre le 27 octobre et le 17 novembre 2005.

La France est un terrain de choix pour la guerre policière contre la jeunesse populaire. Mourad, 17 ans, reçoit 17 balles le 1er mars 2003 alors que la gendarmerie le surprend lors d’un cambriolage à Durfort (30). Son quartier de Valdegour est mis en état de siège. Des voitures et des poubelles brûlent, des vitres explosent, des rues sont barrées. La vie de Mushin et Larami s’est arrêtée à 15 et 16 ans à Villiers-le-Bel (93), le 25 novembre 2007, sur une moto d’enfant désarticulée par la voiture de police. Celle de Mohamed à 20 ans, le 14 juin 2008 à Vitry-le-François (51). La fuite devient une seconde nature. Celle d’Ilies, 16 ans, à Romans (38), le 28 septembre 2008 fut pourtant la dernière, tout comme celle de ce motard de 19 ans à Amiens (80), le 31 mai 2009. Oui, la fuite… pour ne pas mourir, comme Mohamed, à 21 ans, en garde à vue à Firminy (42), le 7 juillet de la même année. Combien d’autres ?

L’hécatombe des « soldats de plomb »(1) n’a pas de frontière. Le 31 décembre 2008, Oscar Grant, jeune noir de 22 ans, est abattu de sang-froid par la police du métro à Oakland en Californie. Il n’avait pas eu le temps de fuir. Plusieurs témoins ont eu le temps de filmer. Le 6 août 2011, à Londres, Mark Duggan tombe sous les balles de la police londonienne. Après Londres, les villes d’Angleterre s’embrasent durant six jours.

Cette guerre, les jeunes afro-américains la connaissent depuis longtemps. Michael ne fêtera jamais son 19e anniversaire. Le 9 août 2014, il est tué de sang-froid par Darren Wilson, policier de Ferguson dans le Missouri. Un Grand Jury composé de neuf Blancs et de trois Noirs refuse de poursuivre le meurtrier. Le 12 avril 2015, Freddie, 25 ans, est arrêté par six policier·es de Baltimore (Maryland). Il meurt le 19 avril des suites des coups reçus dans le fourgon où il a été jeté. Les policier·es sont poursuivi·es pour homicide et inculpé·es par le Grand Jury. Aucun·e n’a été condamné·e.

En France, la mort par étranglement d’Adama Traoré à 24 ans, le 19 juillet 2016, n’est toujours pas « élucidée » d’un point de vue judiciaire. Après trois expertises et quatre contre-expertises, le parquet de Paris le 26 juillet 2023 a demandé un non-lieu(2).

Une colère lourde des douleurs passées

Chaque embrasement a été à la hauteur du refus politique de compassion, des mensonges officiels, de la condamnation unanime de la « violence » des victimes. Chaque émeute prend le poids des rages précédentes et des douleurs incarcérées. Chaque deuil verrouille un peu plus le ressentiment. D’année en année, de drame en drame, ces soulèvements prennent toujours plus d’ampleur. L’incendie du grand magasin Carpetright, à Tottenham, dans la nuit du 6 août 2011, éclipse les images des émeutes françaises de 2005. Par leur ampleur, les émeutes des 27 juin au 3 juillet 2023 dépassent le soulèvement anglais, comme les vagues successives d’émeutes étasuniennes, y compris celles qui ont suivi l’assassinat de Georges Floyd en 2020.

En 2005, environ 300 villes avaient été touchées en trois semaines. Un poste de police avait été attaqué à Aulnay (93). Des bâtiments publics, dont des écoles et des bibliothèques, avaient été pris pour cible. Il n’y avait eu que peu d’affrontements directs avec la police, contrairement à Villiers-le-Bel, deux ans plus tard.

En 2023, d’après un compte personnel provisoire, 458 émeutes localisées ont eu lieu dans 317 villes différentes sur tout le territoire français. En cinq jours ! C’est 49 postes de police qui ont été attaqués ainsi que 52 mairies, environ 300 écoles ciblées dont 65 assez détériorées pour affecter l’accueil des enfants. Difficile de répertorier les centaines de pillages.

Si l’émeute est, comme disait Martin Luther King, « le langage de ceux qui ne sont pas entendus », il nous faut faire un effort pour décrypter ce « langage des corps » qui est de plus en plus emprunté par d’autres mobilisations, parfois les plus traditionnelles.

Le répertoire émeutier n’est pas un répertoire standardisé. Brûler une voiture, casser une vitrine, saccager un abribus, lancer un projectile, piller un magasin sont le lexique d’un propos toujours singulier, situé et adressé.

En 2005, des centres commerciaux ont été visés, comme celui de Bobigny le 2 novembre. Mais le passage au pillage de masse en Europe date des émeutes anglaises d’août 2011 à Londres, Birmingham, Leeds, Liverpool, Manchester Salford, Nottingham et Bristol. Les pillages localisés à la frontière des quartiers pauvres et aisés ciblent les vitrines de l’inégalité.

La symbolique du feu fut l’essentiel du propos des émeutier·es de 2005. Partout en France, les voitures ont été incendiées dans les quartiers des émeutier.es. Le feu marque la gravité du propos en mettant en lumière les lieux jusqu’ici invisibles.

Ils·elles ciblent des lieux symboles de leur domination

Les émeutier·es français.es de 2023 ont ciblé les symboles et les lieux de leur domination. La domination politique et policière est désignée dans les attaques de mairies, de postes de police et de toutes sortes de bâtiments publics. La domination économique et les inégalités sont ciblées dans le pillage et les saccages des commerces, notamment dans les centres-villes gentrifiés comme à Montreuil (93). Bibliothèques, médiathèques et surtout écoles sont visiblement perçues comme des lieux de domination culturelle et de souffrance. Il nous faut absolument entendre ce cri qui nous dérange tant.(3)

Exceptionnels, les événements de 2023 l’ont aussi été par l’ampleur et la brutalité de la répression judiciaire et policière, avec plus de 1 000 comparutions immédiates et plus de 700 condamnations à la prison, et des forces de l’ordre en roue libre. Le flash-ball, ancêtre du LBD, a été introduit dans l’arsenal policier en 1995. Il provoque 25 éborgnements de 1995 à 2018 (un par an), 25 en 2019 lors du mouvement des Gilets jaunes (2 par mois), 5 en cinq jours en 2023.

Le fait nouveau de ces dernières années, c’est que l’aveuglement politique des pouvoirs successifs, ainsi que la brutalité de la répression, ne concernent plus uniquement la jeunesse populaire. C’est le mouvement social dans son ensemble qui en fait l’expérience dans son dialogue impossible avec le pouvoir néolibéral. On sent bien, chez des manifestantes et manifestants, une tentation du « langage du corps » et du défi à l’autorité policière. On voit bien que le déchaînement répressif contre les mouvements écologiques ébranle des certitudes sur les vertus indiscutables de la non-violence. Les jeunes discriminé·es des quartiers populaires ne sont plus seul·es. Encore faut-il le leur dire avec force et conviction, car ce n’est que toutes et tous ensemble que nous pourrons faire face à la guerre que le néolibéralisme a déclarée aux peuples. ■

1) Chanson d’Abd Al Malik.

2) Le 1er septembre, une ordonnance de non-lieu a été rendue par les juges d’instruction.

3) Denis Merklen, « Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? », Presses de l’Enssib, 2013.