Baisse du pouvoir d’achat, démissions en cascades, difficultés de recrutement, multiplication des burn-out… Les indices sont là d’une profession qui se modifie, qui perd de son attrait et qui semble en proie à un réel malaise. Peut-on alors en déduire que le travail enseignant se prolétarise ?
■ Par Frédéric Grimaud
Si l’on s’en tient à une définition « orthodoxe » selon laquelle le prolétaire est défini en opposition au bourgeois à qui il est obligé de vendre sa force de travail, la formule est hasardeuse. Hasardeuse aussi si l’on prend la formule dans une acception populaire synonyme de « pauvre », évoluant tout en bas de l’échelle sociale. L’enseignant·e est alors bien loin des stéréotypes du mineur des romans d’Émile Zola ou de la lavandière des chansons de Luis Mariano. Mais ces deux manières de définir le prolétaire, à l’heure où un footballeur qui n’a que sa force de travail à vendre peut gagner des millions et où un livreur de repas peut posséder son vélo en autoentrepreneur sans réussir pour autant à se payer un logement, méritent d’être complétées par un aspect fondamental dans la définition du prolétariat. En effet, les prolétaires sont d’abord celles et ceux à qui la maîtrise de la tâche et des outils pour la réaliser est confisquée, celles et ceux qui perdent la capacité à posséder non pas tant les moyens de productions mais les savoirs et savoir-faire nécessaires à la bonne exécution du travail, que Marx appelait « les puissances intellectuelles de la production » et que le capital essaye ardemment de détenir « comme pouvoir qui les domine » (Le Capital 1, « Le caractère capitaliste de la manufacture »). En observant les modifications du travail des enseignant·es par cette focale, la question de sa possible prolétarisation gagne en pertinence.
Le salaire différentiel
Commençons par la question des conditions de travail qui se dégradent d’année en année. Charge et temps de travail en augmentation, attaques sur le statut de la fonction publique, embauches de contractuel·les et salaires en berne ne suffisent cependant pas à qualifier les profs de prolétaires ; mais elles ouvrent la voie à de puissants leviers pour les soumettre à la prescription. C’est ce que nous observons par exemple avec l’instauration d’une part variable du salaire que les professeur·es contractualisent par la signature de pactes. On doit la paternité de cette idée machiavélique à Henry Laurence Gantt à la fin du XIXe siècle. La merit pay mise en place en Angleterre pour les profs trouvera alors sa traduction française dans le livre écrit par Jean-Michel Blanquer juste avant d’être nommé ministre instituant « une part de rémunération variable fondée sur l’atteinte d’objectifs individuels et collectifs ». Si l’on cherche un indicateur caractéristique de la volonté affirmée de prolétariser les enseignant·es, il faut regarder avec un rasoir d’Ockham (l’hypothèse la plus simple) la mise en place du « salaire différentiel » inspiré par Gantt. Cet ingénieur reste cependant moins célèbre que le collègue avec qui il travaille dans une usine de Pennsylvanie : Frederick Winslow Taylor.
La déqualification
Taylor est celui qui renouvelle le sens du mot prolétaire et l’ancre dans l’histoire du travail en définissant les principes d’une organisation du travail « scientifiquement » conçue, découpée verticalement et horizontalement, de manière à destituer le maximum de l’expertise des ouvrier·es et de les soumettre davantage à la prescription. Pour se convaincre que nous assistons depuis quelques années à une prolétarisation du travail enseignant, il convient de relire Les principes d’organisation scientifique de Taylor et de les resituer dans les récentes réformes de l’éducation. Ces principes ont fini par s’appliquer dans les services publics partout dans l’Europe libérale de la fin des années 1990. Par le biais du New Public Management (NPM), ils ont migré dans la fonction publique, désormais gouvernée par des indicateurs chiffrés dans un souci de rationalisation des coûts. À l’école, de nombreuses réformes s’inspirent de ces préceptes qui visent à tenir les enseignant·es à l’écart des critères du bon travail et à les dépouiller du sens de leur activité. Car, au-delà de la précarisation de leur profession, iels vivent une véritable « déqualification » (Friedmann, Où va le travail humain ?, 1963) qui s’amplifie au fil des réformes successives de leur métier. Quel·le enseignant·e n’a pas subi le poids grandissant des injonctions venues d’en haut ? Justifiées comme étant scientifiquement élaborées, elles n’émanent pas du métier et sont souvent perçues comme paradoxales, floues, voire inatteignables. De plus en plus prescriptives, elles sont inspirées de ce que Taylor appelait la « One Best Way » : une seule bonne façon de faire le travail, désormais définie par un conseil scientifique ne jurant que par les sciences cognitives, propagée par une formation réduite à la passation de bonnes pratiques et consignée dans des guides multicolores à appliquer dans la classe. Une recette que Taylor avait imaginée, il y a 100 ans, et que Gabriel Attal a ressorti du chapeau, le 5 décembre dernier, avec un cocktail de méthodes imposées, de nouveaux programmes et de manuels labellisés.
Les contremaîtres
La prolétarisation des enseignant·es est en marche et ses adeptes dans l’Éducation nationale savent pouvoir compter sur les réalités du XXIe siècle pour l’asseoir, à commencer par les grandes réformes libérales qui visent à autonomiser et territorialiser les écoles. Dans des établissements qui fonctionneraient ainsi sur le modèle d’une petite entreprise, le travail serait contractualisé, les postes profilés et chaque action ferait l’objet d’un projet qui serait ensuite évalué. Toute une chaîne de hiérarchie se met alors en place en s’inspirant des rôles attribués à ceux que Taylor appelait les « contremaîtres », afin de s’assurer que la prescription suive son chemin sans encombre. Là encore, c’est dans les récentes réformes touchant le travail des professeur·es des écoles qu’il faut chercher la résurgence de ce principe taylorien, loi Rilhac en tête.
Convaincre et contraindre
Pour arriver à prolétariser les enseignant·es, il existe tout un panel de leviers sur lesquels ceux qui organisent le travail peuvent s’appuyer. Tout d’abord, le NPM va tenter d’enrôler l’enseignant·e dans sa propre prolétarisation, de le faire adhérer volontairement à ses réformes. Des méthodes validées par la science qui promettent de faire progresser tou·tes les élèves et qui s’entourent d’un champ lexical fait « d’engagement », « d’innovation », « de compétences », voilà de quoi séduire les enseignant·es désirant développer leur professionnalisme. Ensuite, le NPM va tenter d’isoler au maximum l’enseignant·e. Brisant les collectifs de travail et détruisant le paritarisme, il place le professeur·e seul·e face à son administration – envers laquelle il faudrait faire montre d’une « loyauté sans faille » – diminuant sa capacité à réinterroger les nouvelles normes de travail. Et puis enfin, si jamais il reste des réfractaires aux réformes, l’administration s’équipe de tout un arsenal pour surveiller et punir les récalcitrant·es.
Les conséquences de ce phénomène qui touche les enseignant·es, et plus largement tou·tes les fonctionnaires, sont terribles. Ses effets sur la santé des collègues dont le sens du travail se dérobe, sur le métier qui perd petit à petit ses capacités à faire ressource pour l’enseignant·e, et plus largement, sur une école davantage inégalitaire, ne sont plus à démontrer. C’est bel et bien une forme de prolétarisation dont il s’agit et qui finit par faire ressembler l’enseignant·e au Charlie Chaplin des Temps modernes, au service de sa machine là où il conviendrait que la machine soit au service du travail humain. Il nous reste à nous interroger sur le sens de cette casse du métier enseignant, du métier de celles et ceux qui ont toujours refusé de devenir des agent·es du tri social dans une école qui abandonne les classes populaires et le projet d’émancipation collective. Mais poser la question ainsi, n’est-ce pas déjà y répondre ? ■
Enseignants, les nouveaux prolétaires, ESF-Sciences Humaines, 2024.