Depuis plusieurs années, le constat d’un durcissement des conditions
du métier enseignant est établi. Ce durcissement est remarquable
tant au niveau de l’ordre scolaire (la discipline,
dirait-on) qu’à celui de l’intéressement des élèves aux savoirs.
Si l’ordre scolaire est devenu plus problématique, c’est en grande partie en raison d’un développement de la société critique – d’un approfondissement démocratique – qui fait que l’autorité doit de plus en plus se fonder sur l’argumentation et doit donc de plus en plus se justifier (c’est le cas dans toutes les sphères de la société que ce soit l’Etat, la famille ou l’entreprise). L’autorité par l’injonction est disqualifiée et c’est une grande victoire politique de tous ceux qui défendent l’émancipation humaine.
Des victoires qui coûtent cher
Mais cela se paie cher professionnellement car dans le processus d’éducation, l’argumentation ne peut être le seul mode d’autorité et l’injonction doit nécessairement avoir sa place. L’autre raison tient sans doute à l’augmentation de la sélectivité sociale de l’école dans l’obtention des diplômes et des places sociales. Du coup, une partie des élèves vivent l’école comme des victimes sociales et retournent le stigmate contre les agents même du système, à savoir les enseignants.
L’intéressement des élèves aux savoirs est devenu plus problématique car les savoirs scolaires et leur utilité sociale se sont trouvés relativisés au moment où la pédagogie de l’école active s’imposait et faisait de l’élève le constructeur de ses savoirs. L’école se met donc à l’épreuve des élèves en en faisant le « centre » de son activité. Là encore, c’est un grand progrès politique mais qui se paie cher professionnellement.
Dans le même temps, l’école a cessé d’être une des préoccupations premières des gouvernants qui n’ont cessé de la disqualifier elle-même, ses savoirs, ses agents, ses inégalités, son inefficacité. Au final, ils ont surtout diminué l’effort budgétaire et renoncé, comme l’attestent tous les chiffres, à une véritable ambition pour l’école à partir des années 1990.
Il n’est donc pas étonnant que le métier se vive comme étant plus dur qu’avant, sans que le temps en question soit vraiment précisé.
Questionner l’organisation
du travail
Pour peu qu’on fasse cette analyse un peu sérieuse de l’évolution de l’école et de ses agents, on s’intéresse alors nécessairement à l’organisation du travail et aux réformes qui permettraient de faciliter le métier et, au-delà, la réussite des élèves.
Mais au lieu de cela, on parle « du malaise enseignant », on se gausse des « profs déprimés » et quand un drame survient, l’institution en appelle très rapidement au caractère individuel de l’acte et tout aussi vite aux caractéristiques de la personne en question pour tenter de circonscrire l’interrogation en pathologisant et médicalisant à outrance les situations. L’immolation par le feu et au lycée de notre collègue de Béziers n’a pas échappé à ce traitement par Luc Chatel, alors qu’on apprendra par la suite que la collègue n’a jamais été suivie.
Surtout, pour le ministre, il ne faudrait pas interroger les organisations de travail qui sont pourtant ressenties durement par beaucoup d’enseignants. Comme syndicalistes, c’est pourtant autour de ces questions qu’il faut chercher et trouver des solutions afin d’améliorer la situation.
Que fait l’organisation du travail pour soutenir l’enseignant dans ses tâches ? Que fait-elle pour lui permettre de travailler en collectif ? Que fait-elle pour lui permettre de ne pas se démoraliser devant la trop faible réussite des élèves dans sa classe ? Que fait-elle pour garantir l’autorité des enseignants dans un monde critique ?
Bien souvent, nous avons affaire à des organisations du travail pathogènes dans les établissements. Et peut-être est-elle pathogène dans son ensemble ? Au lieu de se poser ces questions, l’institution en rajoute bien souvent dans les difficultés. L’accroissement de la pression au travail, l’exposition croissante de soi dans les situations scolaires, le nouveau management public sont autant de freins à une organisation du travail non pathogène.
Nous devons éviter ce que Christophe Dejours appelle la banalisation du mal, ce lent processus qui fait accepter la douleur des autres, s’y résigner et finalement la rendre invisible et, dans le même temps, nous devons nous garder d’une surdramatisation. Ce n’est pas en mettant en scène notre propre souffrance que nous attaquons l’institution et les organisations de travail qu’elle nous impose. C’est en faisant en sorte d’être assez fort pour les transformer et vouloir les transformer. ●
Christophe Hélou, membre du bureau national du SNES
et auteur avec Françoise Lanthéaume de “La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant”, PUF 2008