Sylvain Broccolichi est sociologue, maître de conférences à l’université d’Artois et chercheur au laboratoire RECIFES (Recherches en Éducation Compétences Interactions Formations Éthique Savoirs). Il est co-auteur de l’ouvrage Ecole : les pièges de la concurrence, comprendre le déclin de l’école française paru en septembre 2010 aux éditions La Découverte.
[**EE : Au début de votre ouvrage, vous rappelez que, malgré l’idéal républicain, le système éducatif français n’a jamais réellement été égalitaire…*] Sylvain Broccolichi : L’écart est en effet resté considérable entre cet idéal et la réalité des conditions d’accès aux savoirs scolaires selon les milieux sociaux. Mais loin de nous borner à pointer cette persistance des inégalités scolaires, nous avons cherché à mettre en lumière des variations géographiques, et d’abord historiques de ces inégalités afin de nourrir la réflexion sur le sujet. Au début du premier chapitre j’ai cru bon de souligner les enjeux fondamentaux attachés au projet d’abolition des privilèges d’instruction, tel qu’il a été formulé en premier lieu par Condorcet : développer les connaissances, la compréhension du monde et les facultés critiques de tous les futurs citoyens, quelle que soit leur origine sociale. Car c’est l’essence même de la démocratie qui est en jeu dans ce projet. D’indéniables progrès ont eu lieu depuis le XVIII° siècle, mais avec la crise économique et le développement des logiques néolibérales dans tous les secteurs de la société, on constate maintenant des régressions et un regain d’inégalités d’accès aux savoirs. La communication gouvernementale tente de l’occulter, y compris en empêchant la publication de certains résultats des comparaisons internationales (le gouvernement français use de ce droit de véto plus qu’aucun autre dans le programme PISA), mais une même tendance très nette et très négative ressort tout de même des travaux effectués sur le sujet : une forte recrudescence des scores très faibles, principalement dans les milieux socialement défavorisés, depuis au moins une décennie. La France est ainsi devenue un des pays développés où les inégalités d’accès aux savoirs sont les plus marquées. Notre livre s’attache à préciser où (à l’intérieur de la France) et pourquoi. [**EE : En quoi les réformes libérales du système scolaire (évaluations, palmarès, assouplissement de la carte scolaire…) amplifient les inégalités et produisent plus d’échec ?*] S.B. : Ces évolutions négatives résultent de réactions en chaîne faisant intervenir les ségrégations, l’inquiétude des parents, le zapping scolaire et la démoralisation des professionnels scolaires… En France, comme dans plusieurs autres pays européens, on observe une accentuation des politiques visant à instituer la concurrence comme principal mécanisme de pseudo-régulation, en s’inspirant de référentiels issus de l’économie marchande : performance, compétitivité, choix de l’usager… Parmi les évolutions en ce sens des dernières années en France, on peut relever l’affichage systématique des résultats des collèges au Diplôme National du Brevet, et la responsabilité accrue des parents d’élèves dans le choix de l’établissement.Dans l’idéologie de la concurrence, cette responsabilisation est censée favoriser l’implication des familles et créer une émulation entre établissements, supposée elle aussi porteuse de progrès. Or nous avons trouvé au contraire bien plus de performances très basses dans les zones urbaines où s’étaient particulièrement développées les concurrences et les disparités entre établissements, notamment dans la région parisienne. Dans un prolongement récent de ce travail portant sur l’ensemble des grandes villes françaises, nous avons retrouvé ce lien négatif très net pour de nombreuses agglomérations comme celles de Lille, Marseille, Strasbourg, ou Reims par exemple. Les surcroîts d’échecs constatés dans ces territoires ségrégués s’avèrent très marqués dans les milieux les plus défavorisés culturellement, mais ils restent important aussi dans les couches sociales intermédiaires et affectent même (à un degré moindre) les enfants de cadres ou d’enseignants.
Il est difficile d’en résumer les raisons en quelques lignes. La hiérarchisation des établissements (et des classes) entre en résonnance avec la focalisation sur les notes et classements scolaires, qui conditionnent en effet très tôt l’accès aux « bons » établissements ou aux « bonnes classes » dans les territoires urbains où où la concurrence se développe. La ghettoïsation de certains établissements en est le contrecoup le plus visible. Mais les logiques de concurrence engendrent beaucoup d’autres perturbations liées notamment aux tensions associées à la discrimination entre les « bonnes classes » (destinées à attirer ou retenir les meilleurs élèves) et les autres classes, perçues comme des espaces de relégation. La hiérarchisation accrue des espaces scolaires et l’essor des pratiques d’évitement de l’établissement de secteur, surtout au niveau du collège, provoquent aussi plus de discontinuités éducatives et de déstabilisations d’élèves à l’arrivée dans de nouvelles classes. Loin d’améliorer la qualité des services éducatifs, la concurrence provoque des troubles cumulatifs : de plus en plus de parents veulent fuir leur établissement de secteur mais bien peu trouvent une solution satisfaisante à proximité de leur domicile, et la situation empire pour tous les autres. ++++ [**EE : Le système finlandais présente un bilan bien plus favorable en incluant cependant une certaine dose d’autonomie… comment l’expliquer ?*] S.B. : Par le fait qu’il existe deux façons bien différentes d’envisager l’autonomie.
En France comme dans beaucoup d’autres pays développés, l’autonomie des établissements a été associée à leur mise en concurrence, avec une responsabilisation excessive des équipes locales qui s’apparente au « débrouillez-vous », y compris dans les cas d’établissements confrontés à des difficultés particulières, avec un fort turn over et une majorité de néo titulaires sans formation suffisante.
En Finlande, au contraire, les changements qu’implique une véritable démocratisation de l’accès aux savoirs scolaires ont été soigneusement négociés de façon à ce que l’action de l’Etat central et des acteurs locaux se renforcent mutuellement. L’Etat est ainsi chargé de créer les conditions d’un bon usage de l’autonomie des établissements. D’abord, il assure des formations longues et approfondies aux différentes facettes des métiers de l’enseignement, qu’il s’agisse de l’enseignement collectif ou des actions psychopédagogiques plus personnalisées qu’implique la régulation de certaines difficultés. De même, les évaluations nationales sont conçues pour favoriser la résolution des problèmes éducatifs et pédagogiques en conjuguant les ressources nationales et locales, c’est-à-dire en prévoyant des renforts ou des formations complémentaires pour les équipes qui éprouvent des difficultés. L’autonomie n’est donc pas du tout en connexion avec une logique de concurrence, dont les Finlandais ont bien perçu les dangers (il n’y existe pas de palmarès d’établissements scolaires), ni avec un jeu de dupe dans lequel l’Etat se contente de prescrire et d’évaluer. C’est sans doute parce que celui-ci joue lui-même pleinement son rôle formateur et régulateur, que l’autonomie pédagogique locale est porteuse des progrès observés en Finlande. Les disparités de performances entre établissements y sont en effet parmi les plus faibles au monde ; et il s’agit d’un nivellement par le haut, puisque les acquis des élèves y restent en moyenne les plus élevés d’Europe. [**EE : Vous décrivez des expériences locales qui produisent de bons résultats. Quelles sont les dynamiques qui permettent une meilleure réussite ?*] S.B. : Il existe des cas de figure variés : leur dénominateur commun est le développement de liens de confiance et de coopération dans la durée, et la mobilisation de compétences en adéquation avec les problèmes à résoudre. Dans la quatrième partie du livre, il nous a semblé important de retracer de telles expériences, tout en indiquant pourquoi elles restent exceptionnelles dans l’état actuel du système. Elles montrent que les difficultés rencontrées peuvent être converties en défis professionnels tenables et même stimulants quand certaines conditions d’échanges et d’approfondissement sont (trop rarement) réunies. Mais elles ne doivent pas masquer le fait que l’ordinaire des cursus de formation, du système de nominations et des conditions de travail ne favorise pas leur émergence. [**EE : Quels seraient les leviers pour une politique éducative réellement démocratique ?*] S.B. : Les réponses sont déjà contenues en grande partie dans ce qui précède. Une politique éducative réellement démocratique devrait investir de façon beaucoup plus conséquente dans la formation des différentes catégories de professionnels de l’éducation, pour développer leurs compétences spécifiques et leur apprendre à coopérer. Elle tiendrait compte des avancées déjà réalisées dans certains pays tout en développant les expérimentations et les recherches sur ce sujet en France. Elle veillerait à instaurer dans tous les établissements des conditions de travail et d’échange propices à l’élaboration collective de réponses pédagogiques cohérentes. Elle anticiperait sur les risques maintenant bien connus de développement conjoint des ségrégations et des tensions qui perturbent les transactions éducatives.
Tout cela renvoie cependant d’abord à des choix politiques qui conditionnent la possibilité même d’élaborer des solutions techniquement viables. La volonté de démocratisation (ou son absence) se manifeste conjointement dans les politiques éducatives, économiques, sociales, d’habitat… La combinaison de ces politiques produit plus ou moins d’inégalités et de ségrégations dans la société ; et plus celles-ci sont fortes, plus leur impact sur les chances d’accès aux savoirs scolaires est difficile à neutraliser en agissant seulement dans la sphère éducative. Cela n’empêche pas la politique éducative d’avoir toujours un effet propre associé à son autonomie relative. Interview réalisée par Barbara Knockaert.