La question des maths aujourd’hui dans notre système éducatif n’est pas qu’un problème réservé aux professionnel-le-s de cette discipline. C’est une question qui touche une bonne partie des problématiques de l’Ecole. Des problématiques syndicales ou pédagogiques, sur lesquelles l’Ecole Emancipée a une vision singulière.
Une discipline en crise symbolique
L’évocation des cours de mathématiques provoque chez chacun-e d’entre nous des réactions diverses, mais jamais indifférentes. Preuve d’une charge symbolique qui ne s’exerce d’ailleurs pas indifféremment sur tous les élèves mais accentue au contraire d’autres inégalités (de genre, etc.). D’où cela vient-il ? En partie, certainement, du rôle du « niveau en maths » dans l’orientation des élèves et la sélection qui en découle.
La justification courante serait que les maths auraient un caractère logique et donc objectif. C’est non seulement discutable, mais c’est surtout une justification a posteriori d’un authentique choix politique qui date
du milieu du XXe siècle.
En effet, c’est à cette époque que les mathématiques ont supplanté les « humanités » dans le rôle de discipline de sélection. Cela correspond à une volonté d’élévation du niveau de connaissance global en France dans les années 1960, sans toutefois aller jusqu’à renoncer à une forme de tri, essentiellement social, des élèves. Et les maths, bien que moins culturellement marquées que les «humanités», remplissent bien ce rôle. Car l’abstraction nécessaire à l’appréhension et à la compréhension de la Mathématique n’est possible que si un jeune a accès à de nombreuses
expériences, qui soutiennent et illustrent l’abstraction. Ce qui est globalement réservé à celles et ceux qui en ont les moyens financiers.
Depuis cette époque, les programmes de mathématiques ont suivi plusieurs évolutions marquantes dont on n’évoquera que la forme la plus récente. Il s’agit, d’une part, d’en finir avec l’abstraction des mathématiques pour essayer de la connecter aux problèmes concrets. Et le résultat est pire que le mal. Les problèmes « concrets » sont trop circonstanciés (aller expliquer des statistiques sur les marées à un élève qui n’a jamais vu la mer). Ils demandent un nombre d’expériences concrètes encore plus importants et une capacité de généralisation que l’Ecole n’a pas le temps d’enseigner… D’autre part, les domaines mathématiques exigibles pour les élèves n’ont jamais été aussi vastes (des algorithmes à l’échantillonnage en passant par l’analyse de fonction et les lois de probabilités). Les programmes se limitent alors à du saupoudrage.
En conséquence, les mathématiques à l’école apparaissent comme une série de recettes magiques permettant de résoudre des problèmes concrets. Les voies de l’excellence s’ouvrent aux sorciers ; tandis que les moldus sont condamnés à subir leur orientation.
Une discipline en crise d’enseignants
Dans le même temps, alors qu’elle continue d’écraser de tout son poids le système éducatif, la discipline Mathématique n’a jamais été au- tant en difficulté, faute d’enseignant-es qualifié-es. La pénurie de profs de maths, liée au problème plus vaste de la crise de recrutement, est particulièrement exacerbée dans l’académie de Créteil.
En réponse, cela fait plusieurs années que s’est installé un recours de plus en plus massif aux contractuel-les pour assurer les remplacements de moyennes et longues durées, voire les postes restés vacants à l’issue du mouvement intra : 171 cette année à Créteil, dont 167 sur le département du 93. Dans ce cadre, les
critères et les conditions de recrutement sont de plus en plus dégradés. Les situations professionnelles fragiles accentuent l’instabilité et ne permettent pas d’assurer des conditions correctes d’apprentissages pour les élèves.
En outre, le pilotage des mathématiques au ministère de l’éducation nationale repose sur les évaluations internationales (type PISA), dont on sait par ailleurs qu’elles ont de nombreux angles morts. Pour les ministres, il ne s’agit surtout pas de faire d’engager une réflexion de fond sur notre système scolaire pour en corriger les aberrations. Au contraire, PISA apparaît comme un prétexte qui permet de diminuer les coûts structurels de l’école.
Pour inverser cette tendance, il faudrait une réforme profonde des contenus enseignés en mathématiques, dont les effets ne seraient visibles que d’ici 10 ou 20 ans. Dans l’immédiat, il faut une réforme profonde du recrutement, pour que le nombre de postes soit égal aux besoins réels et que tous les postes soient pourvus. Il est indispensable de titulariser tou-te-s les précaires pour qu’elles et ils puissent enseigner sans pression administrative. Et enfin, il faut un investissement important en temps de formation (disciplinaire et pédagogique) pour tous les enseignant-es du primaire et du secondaire.
Emanciper par les maths, est-ce possible ?
La question de l’émancipation par ou pour les maths peut paraître incongrue au vu du caractère fondamentalement abstrait de cette dernière. Mais c’est une nécessité, encore plus aujourd’hui, où les maths (et le calcul) ont envahi le monde. Tout comme la maîtrise du langage, ou la connaissance critique de l’Histoire, elles constituent un pouvoir. Émanciper par les maths, c’est rendre les futur-es adultes que nous formons détenteurs-trices de ce pouvoir.
Mais pour cela, il faudra qu’elles cessent d’être l’outil numéro un du tri et de la reproduction sociale dans le système éducatif. Il faut que l’on puisse les considérer pour ce qu’elles sont et pour cela il faut résoudre la crise de
moyens qu’elles traversent, afin qu’enseigner les maths ne soit plus uniquement gérer une discipline en crise, mais assurer une formation ambitieuse et libératrice. Il faut émanciper les maths !
Raphaël Giromini et Raphaël Andere.