La CGT face à son avenir

Article paru dans la revue 97

Très régulièrement, des articles de presse font état des tensions dans la CGT, confédération historique du syndicalisme en France.

Le chemin ne sera pas facile jusqu’au 53e congrès du 27 au 31 mars 2023 à Clermont-Ferrand. Les questions en débat s’accumulent jusqu’à dresser une liste impressionnante.

Il s’agit certes des problèmes posés à la CGT, mais à bien des égards, ils reflètent ceux du mouvement syndical en entier.

à la sortie du précédent congrès en 2019, nous écrivions dans Syndicollectif.fr : « le congrès est fini, mais… rien n’est résolu, le débat va continuer ». Cette « prévision » s’est vérifiée. Aucune des questions posées n’a trouvé de réponse « consensuelle », même si les documents ont été adoptés.

Depuis la tumultueuse succession de Bernard Thibault, qui avait abouti au fiasco du mandat écourté de Thierry Le Paon, le congrès de Marseille en 2016 avait officialisé Philippe Martinez comme secrétaire général. Le congrès de 2019 relevait donc davantage de sa responsabilité propre. Mais la direction confédérale ne s’était pas totalement impliquée. Depuis Bernard Thibault, il n’y a plus de maîtrise collective pour réguler dans un cadre démocratique les problèmes posés.

Ainsi à Dijon, le document d’orientation posait d’emblée (c’était déjà le cas au congrès précédent) la question du rapport au « travail » comme « porte d’entrée » pour un syndicalisme à la hauteur des temps présents. D’ailleurs, le secteur « santé-travail » confédéral participait au Collectif Travail et Démocratie, mis en place avec des chercheurs, des associations, des Scop (par exemple la Coopaname), avec des syndicalistes FSU et Solidaires. Mais personne n’a « animé » le congrès dans ce sens, et donc les congressistes n’en ont pas parlé sous l’angle escompté : adopter une « démarche » où les travailleurs et les travailleuses reprennent le contrôle du travail « concret », dans le détail, et en déduisent un fil conducteur revendicatif.

Industrie et bifurcation écologique

De même, la question écologique était posée, et plusieurs interventions ont révélé une attente. Idem à propos des exigences féministes, fortement mises en avant, incluant les effets de Metoo dans l’organisation. Le congrès de 2019 a cependant évité un recul potentiellement catastrophique, au cas où l’offensive des courants sectaires pour abandonner la notion du « syndicalisme rassemblé » aurait recueilli une majorité. En effet, aucune mise à jour n’est apparue pour actualiser cette formule de Louis Viannet datant de 1993. Un accident de congrès était tout à fait possible. Et le congrès a réussi le tour de force de parler beaucoup des Gilets jaunes (y compris dans l’introduction de Philippe Martinez), mais aucune mention n’apparaît dans le document adopté ! Alors que ce mouvement social a percuté la société et qu’il continue à hanter tous les commentaires.

Mais les questions laissées en suspens au congrès se sont très vite invitées dans les mois suivants.

L’exigence du « plus jamais ça », suscitée par la pandémie, a déclenché une pratique totalement nouvelle, dépassant la stricte application des mandats de congrès. Sur deux plans : d’une part, sur l’audace écologiste, la direction confédérale explique, contre ses détracteurs, qu’elle ne fait qu’appliquer le congrès de Dijon. La lecture des 34 propositions du Collectif Plus jamais ça montre qu’elles vont beaucoup plus loin (sur le nucléaire notamment). Mais le dépassement des mandats est également évident sur la pérennisation d’une alliance avec des associations écologistes, sur un champ revendicatif qui est ou devrait être au cœur du syndicalisme : la justice sociale et la justice écologique doivent marcher main dans la main, pour une nouvelle synthèse, et pas dans une simple addition revendicative.

Autrement dit : la CGT doit apprendre des autres (et inversement bien sûr), elle doit co-élaborer avec d’autres (qui ne sont pas tous des syndicalistes) des projets qui montent en généralité. Cette alliance durable se heurte à une tradition (le rapport à l’industrie et à la croissance) qu’il faut parvenir à dépasser ou reformuler. C’est précisément sur cette question qu’une véritable opposition s’est structurée, ne cachant pas son objectif de changer la direction.

Crise d’identité

Plusieurs fédérations d’industrie (la chimie par exemple) ou du secteur privé (commerce), ainsi que des unions départementales (Val-de-Marne, Bouches-du-Rhône), se sont coalisées dans un premier temps autour de l’idée que les affiliations internationales de la CGT (la CES en Europe, la CSI au plan international) sont responsables des échecs. CES et CSI dictent leurs orientations « réformistes » à la CGT, devenue N° 2 dans le paysage syndical. Elles militent donc pour renouer des liens avec la Fédération syndicale mondiale (FSM), premier pas vers une réadhésion. Le drame est que la rhétorique faussement « lutte de classe » de la FSM, d’une part camoufle ses liens peu ragoûtants avec certains États (Iran, Chine…), et d’autre part touche dans la CGT des secteurs militants qui s’interrogent sur l’absence de victoires revendicatives depuis si longtemps.

Or le corps militant de la CGT est depuis longtemps (30 ans) orphelin d’une perspective politique générale. Le grand défi pour la CGT est d’être en capacité de résoudre par elle-même (et non dans le rapport au PCF), en cultivant ses propres richesses internes, les questions qui sont posées au syndicalisme de lutte. Cela implique un ressourcement des pratiques à l’heure de la féminisation du salariat, de l’ubérisation qui percute la relation de subordination et le Code du travail, ou de la radicalisation des luttes climatiques portées par une jeunesse socialisée à l’extérieur des codes anciens de l’action collective. Dans cette configuration où il faut être inventif, le congrès du PCF de 2018 a voulu liquider les fronts politiques unitaires au profit de la seule résurgence « communiste » fantasmée. Le réseau des oppositionnels « pro-FSM » s’est donc étoffé d’un apport nouveau et identitaire porté par des militant·es communistes craignant de perdre « leur » CGT historique. C’est aussi cette crise identitaire qui secoue une partie de l’appareil confédéral par rapport à la proposition de P. Martinez désignant Marie Buisson comme future secrétaire générale, alors qu’elle n’est pas issue de la tradition communiste du PCF.

Pour le prochain congrès de 2023, un document alternatif a donc été élaboré alors que celui de la direction sortante n’était pas encore publié. Il y a cependant peu de « chances » que ce document emporte une adhésion majoritaire. Appelant à un « mouvement social de haut niveau », sur la base d’un « calendrier précis », le document alternatif en précise ainsi le déroulement : « Une stratégie possible pourrait être : lundi pas de bateau, mardi pas de train, mercredi pas de camion, jeudi tous ensemble en grève et dans la rue ». Autrement dit, c’est le retour de la grève au coup de sifflet. Difficile d’imaginer que le congrès adopte ce plan, même s’il peut exercer une séduction dans la confusion.

La nécessité d’innovation démocratique

S’il est peu probable que la ligne d’opposition tonitruante parvienne à ses fins, elle peut cependant déclencher des interrogations légitimes dès lors que la cohérence du projet de Martinez ne donne pas lieu à un débat organisé. Même si le Covid n’a pas facilité les choses, le tournant écologique n’a pas été préparé. Pas mal de fédérations professionnelles s’estiment dessaisies des tenants et aboutissants du choix de Plus jamais ça, même si c’est un prétexte pour éviter de prendre en compte ce défi, voire d’écouter les syndicats CGT eux-mêmes. Un exemple : l’intervention (parmi d’autres) de Marie Claire Cailletaud (membre de la CE CGT) au Comité confédéral national de juin 2020, qui discutait de la participation CGT au collectif Plus jamais ça (PJC) : « Comment on engage la CGT sur un tel document sans consulter les organisations ?» (Le Peuple N° 1759), posant aussi la question qui va droit au cœur du militantisme CGT : « Est-ce que nous nous engageons dans la construction d’un programme ? ». En somme : discuter avec des ONG, peut-être, mais pas sur un programme global, qui relève de la seule CGT.

De même, lorsque Philippe Martinez s’adresse aux congressistes de la FSU en février 2022 en posant la question d’une « recomposition syndicale » et alors que la FSU s’apprête à voter pour « un nouvel outil » associant FSU, CGT, Solidaires, il est légitime de se demander où est la délibération des instances CGT allant si loin dans cette voie.

Or, s’il est certain que la CGT est au pied du mur, l’effort démocratique n’en est que plus important. Mais tout indique que c’est là où l’innovation est sans doute la plus faible. Les tribunes de débat sont absentes de la presse confédérale depuis des années. Le patio de Montreuil pourrait être ouvert à des conférences-débats régulières. Les points de vue contradictoires devraient pouvoir circuler dans les fédérations et unions interprofessionnelles, car la question démocratique ne concerne pas seulement la direction, loin de là. Une commission sur la démocratie vient d’être mise en place suite à des « coups de gueule » dans ce sens.

Par ailleurs, le travail très important réalisé par la « cellule » confédérale chargée de la question des violences sexistes et sexuelles, et qui a donné lieu à un rapport au CCN de fin août 2022, montre les ressources collectives importantes que la CGT possède pour faire face aux problèmes qui sont les siens.

Écosyndicalisme, féminisme exigeant, dialogue intersyndical, lien aux mouvements sociaux, la CGT bouge par le haut, en phase avec une demande du terrain. Mais les structures résistent. Beaucoup sont fatiguées des tensions perpétuelles, peu propices à colmater les brèches d’une chute de la syndicalisation. L’innovation démocratique peut permettre d’éviter des cassures ou un affaissement, dont les conséquences rejailliraient sur tout le mouvement syndical. ●

Jean-Claude Mamet (co-animateur du blog Syndicollectif.fr)