Je veux partir sans fermer de barrière

Ce seront mes dernière semaines en présence d’élèves.
Je les ai imaginés ces derniers moments juste avant la retraite, j’ai parfois redouté leur charge de regret, leur couleur un peu triste de nostalgie pesante, j’ai aussi pensé leur saveur d’échange, la présence de ces traces d’espoir attachées au fait même d’enseigner.

Ce matin, je les ai devant moi, elles m’ont été décrites en visio-conférence, dessinées dans un tableau A4, racontées en trois feuilles au titre de protocole. Mes dernières semaines, ce seront 4 matinées de « présentiel » pour un reste virtuel évanescent consenti au pédagogue, ce sera une présence masquée à distance sociale (certains mieux intentionnés disent physique) de mes élèves, et ce sera une activité essentiellement consacrée à des gestes barrière (les mieux intentionnés diront « gestes de protection »).

Voilà : il est là, le point final d’un parcours d’enseignant dans lequel j’ai vraiment essayé d’embarquer mes ambitions de transformation sociale et d’émancipation humaine, en toute modestie, juste à ma mesure, en cherchant les escales au compas du hasard et des rencontres offertes. J’ai choisi d’entamer ce voyage, j’ai mis mes convictions dans mon bagage (juste à côté de mes lâchetés et de mes faiblesses) et j’ai cherché, sinon une destination, du moins des ports qui donnent envie d’ajouter des escales.

Ce point final, je le sais ce matin, ce ne sera pas un port. Le voyage s’arrête en mer, en pleine tempête. Nul n’y peut rien aujourd’hui, même si on peut discuter ce qui aurait permis d’anticiper le grain, de préparer le bateau.

Mais ce port qui manque à mon histoire de prof, j’ai peur qu’il se dérobe aussi pour ceux qui continuent. Ces dernières semaines portent en elles-mêmes les lendemains de l’école, construisent sa grammaire, définissent des caps : l’élève face à lui-même qui trace son parcours, responsable de ses erreurs, méritant ses succès ; l’enseignant à distance qui s’adresse à chacun à défaut de travailler avec tous ; les barrières qui séparent et la distance qui sauve…

A l’école, pourtant, c’est ensemble que l’on tisse les racines de cette société de partage, de solidarité et de justice sans laquelle l’humanité continuera de courir à sa perte ; c’est à l’école que peut naître la conscience collective que, quand on partage la même planète, toute économie de la compétition est mortifère. C’est à l’école donc que l’on peut rapprocher, que l’on peut faire sentir la supériorité de l’intelligence collective, faire naître la notion de « communs », faire sentir la joie construire ensemble et pour tous. C’est sur cette conviction que j’ai fondé mon choix de la pédagogie de projet, que j’ai essayé d’engager mes élèves, tous mes élèves depuis presque 40 ans dans des aventures collectives.

Mes dernière semaines devaient permettre aux derniers d’embarquer leurs parents, leurs amis, dans un débat-spectacle sur le combat des femmes, de proposer les derniers numéros de K’eskon Attend à qui veut lire leur vision de leur ville, de s’aventurer sur le rivage de la presse satirique avec un numéro du Chat Noir. Je les passerai à surveiller qu’ils restent bien à leur place, construisent bien les barrières et nos regards croisés chercheront des espaces au dessus de nos masques.

[/Jacques Arfeuillère/]