Article publié dans la revue n°97
DOSSIER : La PRÉCARITÉ comme système
Laurence Parisot, alors présidente du Medef, posait en 2005 cette question : « La vie, la santé, l’amour sont précaires ; pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? ». Presque 20 ans plus tard, la précarisation du monde du travail a considérablement gagné du terrain, au point, par endroits, de devenir la norme. Ce sont les travailleuses et les travailleurs qui paient le lourd tribut de cette évolution.
Quel que soit le secteur d’activité, les mutations du monde du travail se sont accompagnées d’une augmentation de la précarité. Qu’il s’agisse de l’émergence des plateformes (Uber, Deliveroo…) qui bouleversent l’organisation du travail en ayant recours de façon quasi exclusive à des auto-entrepreneur·euses (ce qui ne requiert aucune qualification préalable, mais ne dispense, en regard, aucun droit ni protection sociale), ou bien du recours systématisé à des contrats courts, aux temps partiels imposés, le résultat est le même : les précaires subissent des conditions de travail dégradées, obtiennent des rémunérations indécentes et sont privé·es, très souvent, des droits sociaux. La « case » précarité est souvent un « passage obligé » lors de l’entrée sur le marché du travail, les jeunes sont particulièrement concerné·es ; mais ce sont surtout les classes populaires qui la subissent durablement, faute de diplômes et de qualifications suffisantes. Les femmes, encore plus si elles sont racisées, sont elles aussi surreprésentées chez les précaires. La fonction publique (FP) est également concernée par l’ampleur du phénomène : à l’université comme à l’hôpital public, des postes sont fléchés pour être occupés par des agent·es non titulaires. Les budgets ne sont pas prévus pour faire appel à des titulaires, c’est-à-dire inscrire durablement ces personnels dans l’activité du service, mais les besoins en emploi sont bien là. L’éducation nationale (EN) a également recours aux contractuel·les (depuis longtemps dans le second degré, plus récemment dans le premier) pour pourvoir des postes d’enseignant·es laissés vacants, faute d’attractivité du métier. Les ministres successifs ont d’ailleurs toujours justifié l’existence d’un « volant de contractuel·les » pour faire fonctionner une structure comme l’EN. Ce recours à l’emploi précaire est malheureusement une nécessité en cette rentrée, compte tenu de la crise de recrutement, mais il existait bien avant cela : faire appel aux contractuel·les a toujours permis d’éviter d’ouvrir des postes aux concours, et d’empêcher l’accès au statut, c’est-à-dire à la formation, à l’évolution de carrière et à la sécurité de l’emploi… La loi dite de « transformation de la FP » ajoute encore à la dégradation amorcée : elle permet un recours accru au contrat, au détriment du statut. Si l’évolution des emplois est liée à des contraintes budgétaires, elle fait aussi écho à une forte volonté politique de détruire les acquis et droits sociaux, et d’en finir avec notre modèle social (en miroir, dans les entreprises, la loi Travail relève de la même idéologie).
À qui profite la précarité ?
La précarité vécue par les salarié·es les prive de droits et de protection. La dégradation de leurs conditions de travail a également un impact fort sur l’organisation de leur vie privée. La précarité, c’est aussi la difficulté d’accéder au logement, à la propriété, aux crédits, aux soins ; c’est l’impossibilité de se projeter dans l’avenir, de construire la suite… La flexibilité et la mobilité rendent quasiment impossible l’intégration dans des collectifs de travail à même d’apporter un soutien et de s’organiser pour résister. La précarité a également des conséquences sur la qualité des services rendus (aux client·es, aux usager·es) puisqu’elle induit une déqualification dans l’emploi, une absence de formation et qu’elle est corrélée à des secteurs d’emploi en tension, du fait de la diminution du nombre de personnels. C’est particulièrement inquiétant dans les services publics dont l’accès – censé être garant d’égalité sur le territoire – est parfois difficile pour les usager·es, voire dramatique quand on pense à la crise des urgences de l’hôpital public. Destruction d’emploi public, salaires historiquement bas et précarisation au sein même de la fonction publique : l’état mène là une politique qui exonère les patron·nes du privé de tout scrupule pour s’attaquer au droit du travail !
Cette dégradation constante des conditions de travail et des droits des salarié·es, leur difficulté à s’organiser, le fait qu’ils/elles soient « à la main » de l’employeur, tout cela convient au patronat et aux actionnaires. Les dividendes versés au second trimestre 2022 ont d’ailleurs atteint le nouveau record de 44,3 milliards d’euros. Les plus précaires, de leur côté, ont souffert plus que tout·e autre de la crise sanitaire : leur emploi ne « rentrait pas dans les cases » qui donnent droit au chômage partiel, et le rapport Oxfam 2022 alerte sur l’avancée de la pauvreté pour cette partie de la population. Les différentes « réformes » de l’assurance chômage (il faut encore redouter les effets de celle qui nous est annoncée) viennent toutes aggraver cette situation et priver de droits les plus démuni·es.
Précarité et pauvreté pour les un·es, super profits pour les autres : cette conception assumée par le pouvoir d’une société injuste socialement et dans laquelle les inégalités ne cessent d’augmenter est insupportable. Il faut la combattre, et c’est la responsabilité du syndicalisme de transformation sociale de tout mettre en œuvre, au sein des entreprises et des services pour organiser et défendre les salarié·es, à commencer par les précaires, et plus largement de lutter contre la dérégulation du marché du travail et pour l’accès aux droits sociaux de toutes et tous. ●
Véronique Ponvert