Extrême droite – l’Italie, un cas d’école

Giorgia Meloni voudrait convaincre les observateur.ices qu’elle n’a rien de fasciste, mais que sa façon de gouverner est surtout « pragmatique ». Pourtant, une observation fine des politiques menées permet de mesurer que c’est bien l’extrême droite qui est au pouvoir en Italie.

par Stéfanie Prezioso

Ironie de l’histoire, c’est, pratiquement, jour pour jour, cent ans après la marche sur Rome que Giorgia Meloni et son parti, Fratelli d’Italia (FdI), se sont installé.es au pouvoir en Italie. FdI plonge ses racines dans le néofascisme d’après-guerre, héritier direct, tant en termes de personnel militant que de traditions et cultures politiques, de l’expérience fasciste. « Ainsi, en 2024, écrit le journaliste Paolo Berizzi aujourd’hui sous protection policière, les fascistes n’ont pas besoin d’être traqués on ne sait où : ils siègent dans les palais du pouvoir. Ils sont définitivement dédouanés et légitimés. Ils siègent au Parlement, ils gouvernent, ils occupent des postes de premier plan dans les structures de l’État. »^1^

Et pourtant, après deux ans au pouvoir, le gouvernement de Giorgia Meloni est de plus en plus souvent dépeint à l’étranger, et en Italie, comme une droite « normale », « conservatrice » certes, mais « pragmatique ». La stabilité des intentions de vote pour FdI, encore aux alentours de 30 % en juillet dernier, renforce cette image. Lors du G7 organisé en juin en Italie, la « reine » Meloni pouvait se pavaner au milieu de chefs d’État affaiblis en réclamant que « le poids de l’Italie soit enfin reconnu ».

Pour écarter les questions sur le fascisme, la Première ministre s’est à de nombreuses reprises référée à son âge. Cela ne l’empêche pas de revendiquer fièrement l’héritage du Mouvement social italien (MSI), mouvement néofasciste d’après-guerre. Lors de son investiture, elle s’est déclarée « fille de cette tradition politique », et a dédié sa victoire électorale à « ses morts », indiquant comme père spirituel Giorgio Almirante, rédacteur du journal antisémite La Difesa della Razza, à la fin des années 1930, et fondateur du MSI.

Elle s’adresse ainsi au « ventre » de son parti, celui de la « flamme », l’âme toujours vivante de Mussolini, au centre du logo de Fratelli d’Italia (celle reprise par le Front national), et aux néofascistes d’hier et d’aujourd’hui, sans lesquel·les ni elle ni son parti n’existeraient dans le champ politique italien, et qui comptent sur ce gouvernement pour faire avancer leur agenda politique.

Vous avez dit fasciste ?

Le gouvernement Meloni est le produit de plus de 30 ans de marée noire dont Silvio Berlusconi a été le promoteur diligent, ouvrant grand la porte à la droite néofasciste et à la Lega Nord — devenue la Lega sous Matteo Salvini — aux liens consolidés avec les néofascistes. Depuis près de trois décennies, on a affaire peu ou prou à la même constellation politique, malgré les tensions en son sein : une fusion réussie entre un bloc bourgeois en décomposition et un bloc nationaliste aux racines néofascistes. Le rapport entre ses composantes depuis son invention par Berlusconi en 1994 s’est inversé à l’avantage du bloc nationaliste. Leur ciment idéologique : le rejet de l’égalité sous toutes ses formes et la lutte contre la gauche populaire, définie comme l’ennemie principale.

Giorgia Meloni et les sien·nes mènent une guerre contre les opprimé·es, les conditions de vie et de travail des salarié·es : privatisation des services publics – notamment de santé ; déréglementation des contrats à durée déterminée ; suppression du déjà très insuffisant revenu de citoyenneté ; extension des chèques emploi dans le tourisme et l’agriculture, où le travail au noir sous-payé est endémique et s’apparente à un esclavage moderne. L’exécutif s’est attaqué au droit de manifester, au droit de grève et au droit à l’avortement (les associations anti-avortement sont désormais présentes dans les centres de conseil sur l’IVG, alors même que ce droit est piétiné au quotidien car des services entiers de gynécologie refusent de l’appliquer). Boucs émissaires privilégiés : les personnes LGBTIQ (dernier acte en date, le refus de transcrire la filiation d’un enfant né à l’étranger de parents de même sexe) et les personnes migrantes (entre autres, promulgation de « l’état d’urgence migratoire » qui vise essentiellement à donner l’idée à l’ensemble de la population que la migration est un cataclysme, extérieur à la nation, ennemi de son bien-être, contre lequel il faut lutter ; sans parler de l’obligation faite aux bateaux qui secourent les migrant·es de débarquer dans des ports lointains).

Les deux visages de Meloni

Cette croisade s’accompagne d’une guerre idéologique qui criminalise les « antination », c’est-à-dire les marxistes, les mouvements pour le climat (les « écoterroristes »), les féministes, les immigré·es, les mouvements de défense LGBTIQ, les ONG, les organisations antiracistes, antifascistes ou plus généralement progressistes. L’extrême droite au pouvoir s’est attaquée à la liberté de la presse (ce que pointe du doigt récemment un rapport de la Commission européenne) tout en s’appuyant sur un vaste réseau de télévision publique et privée. La banalisation du discours diffusé par les « petits-enfants de Mussolini » est favorisée par leur normalisation dans l’espace public et l’« accoutumance idéologique à leurs passions mortifères »^2^. La réhabilitation du fascisme et les attaques contre l’antifascisme servent aussi à saper les bases de la Constitution, en visant le maintien de ce gouvernement au pouvoir. Giorgia Meloni mise sur l’élection directe de la présidence du Conseil – en discussion aujourd’hui aux Chambres – et Matteo Salvini sur « l’autonomie différenciée » ou, comme la nomment certain·es, « la sécession des riches » récemment approuvée au Parlement, contre laquelle un référendum a été lancé.

Il est souvent question des deux visages de Giorgia Meloni, l’un « pragmatique », notamment face aux politiques européennes et à son appui à l’Ukraine (on oublie trop souvent que le MSI était atlantiste), l’autre « ex-post-philo-néo-para-fasciste » d’une militante d’extrême droite qui hurle « je suis Giorgia, je suis une femme, je suis une mère, je suis chrétienne ». Deux visages dont le premier, selon la presse mainstream, serait destiné à prendre le pas sur le second. Et pourtant, c’est bien le dosage de ces deux « visages » qui a permis à un parti qui ne faisait que 4 % des voix en 2018 d’atteindre le pouvoir et de devenir en Europe le cheval de Troie d’une extrême droite « rebranded » et présentable.

Une politique qui a pu compter aussi sur la désarticulation des mouvements sociaux par le Mouvement 5 étoiles, les politiques néolibérales portées avec diligence par le Parti démocrate, les compromis de la Confédération générale du travail (CGIL) qui a touché son acmé en accueillant à son congrès Giorgia Meloni en mars 2023, la succession de gouvernements techniques (dont il est tant question en France aujourd’hui) qui ont éloigné des urnes une population italienne désespérée et atone, et l’incapacité de la gauche de rupture à tracer un horizon aux luttes. L’Italie enseigne…

  1. Paolo Berizzi, Il ritorno della Bestia. Come questo governo ha risvegliato il peggio dell’Italia, Milan, Rizzoli, 2024. 2. Edwy Plenel, L’appel à la vigilance face à l’extrême droite, Paris, La Découverte, 2023, p. 11.