Les femmes sont confrontées à des maux qui leur sont propres, mais qui sont encore invisibilisés au travail, au détriment de leur santé.
par Amélie Lapprand et Sophie Abraham
Entretien avec Annabel Brochier, ergonome, psychologue du travail et consultante indépendante notamment sur le travail et la santé des femmes. Elle est notamment l’autrice de deux articles :
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Adapter le travail aux cycles des femmes paru dans la revue Silence en 2023
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Travailler à flux menstruel tendu : injonctions contradictoires, pénibilité et risques particuliers à la conciliation entre vie professionnelle et vie hormonale et procréative sur le site de Médiapart en 2023
Nous l’avons interrogée sur la question du congé menstruel.
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Pourquoi prendre en compte la spécificité de la santé hormonale et mensuelle des femmes dans le cadre du travail est nécessaire ? Est-ce que cela peut participer d’une essentialisation ?
Prendre en compte la santé hormonale et menstruelle des femmes au travail fait partie de leurs conditions de travail. Ces conditions physiologiques participent grandement de leur épuisement au travail. 80 à 85% des femmes préfèreraient ne plus avoir leurs règles car dans le quotidien ça représente une fatigue importante. Dans le travail, il y a une obligation d’évaluation des risques genrés. On commence un tout petit peu à en parler mais c’est des petits pas, rien n’avance.
Il faut se pose la question de comment ça se passe concrètement, y compris pour les étudiantes qui parfois viennent en cours après avoir pris la pilule du lendemain.
On parle beaucoup des règles mais il y a aussi des femmes qui ne sont plus menstruées et qui ont un syndrome pré-menstruel pénible, fatigant. La ménopause qui est une étape particulièrement difficile comme en atteste me rapport sénatorial « santé au travail des femmes » de 2023* et une étude britannique qui fait état de 12% de femmes qui ont démissionné à cause de leur ménopause.
Il y a aussi toutes les étapes de changement de prise hormonale comme la contraception qui pour certaines, est un moyen pour arrêter les règles parce que celles-ci sont trop insupportables. Les règles ce n’est pas juste de la douleur, c’est une logistique, une charge cognitive et financière.
Comme celui de ne pas entrer dans l’intimité des femmes, l’essentialisation est un argument de mauvaise foi.
A qui apprenons-nous que les femmes ont une vie hormonale, procréative et menstruelle que celle-ci est différente de celle des hommes ?
Il faut lutter contre les différences culturellement construites qui accentuent des différences. Néanmoins, les hommes n’ont pas de règles, pas de grossesse, pas d’accouchement.
A partir des premières règles jusqu’à la post-ménopause, la vie hormonale a des effets qui participent à notre épuisement, à notre différence quant à notre capacité de réussir dans la vie professionnelle, les études et jusqu’à la retraite. Cette invisibilisation arrange bien le patriarcat car ça réduit nos chances de réussite, de gagner plus d’argent et d’accéder au pouvoir.
Sans réduire les femmes à cette vie hormonale et procréative, il faut compenser ces chances de réussite par un congé hormonal, menstruel et procréatif à certaines étapes qui sont difficiles. Que le patriarcat ne s’inquiète pas, toutes les femmes ne vont pas prendre leur congé menstruel !
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Quel regard portes-tu sur les expérimentations en cours autour du congé menstruel mais aussi sur les propositions de loi qui ont été déposées par différents groupes parlementaires ?
Certaines sont des décisions. La seule expérimentation est celle du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis. Les premières entreprises qui ont mis en place un congé uniquement menstruel sont plutôt des toutes petites structures qui ne demandent pas de justification. Elles travaillent sur la base de la confiance avec leurs salariées parce qu’elles ont observé que quelques femmes étaient vraiment très en difficulté dans leurs conditions de travail. Elles ont mis ça en place pour une à deux journées par mois alors qu’on a 13 cycles par an.
La justification médicale pose problème car il n’y a pas que la douleur. Il y a les charges cognitive et psychique extrêmement importantes. Si vous devez prendre un congé menstruel pour autre chose que la douleur du coup ça veut dire que ça n’est pas légitime. Et je ne sais pas comment un docteur peut vérifier la douleur. Au conseil départemental 93, on demande un dossier médical de ouf.
Mais qui paye la visite médicale chez le médecin ? Avec cette injonction de vérification médicale c’est toujours le doute sur la parole des femmes et puis c’est aussi nier l’évidence. En quoi on va vérifier quoi que ce soit la pénibilité que représentent les règles et globalement la vie hormonale et procréative au travail.
Moi je suis très favorable aux décisions qui ont été mises en œuvre dès le début sans justificatif mais je les trouve trop restrictives parce elles en concernent que les règles et ne prennent pas en compte d’autres situations : les femmes qui ont eu une hystérectomie et qui ont parfois un SPM bien cogné, celles qui sont ménopausées ou les personne trans.
Je suis assez critique des propositions de loi EELV (sénat) et PS (assemblée) parce qu’elles ne concernent que les menstruations, même si lors des débats la ménopause a été évoquée pour élargir.
Elles sont insuffisantes sur les phases qui pourraient être couvertes par le congé. Elles ne font référence quasiment qu’aux douleurs qui font partie en première intention des exposés des motifs.
Plus on va à droite de l’échiquier politique, plus ils essaient de réduire vraiment aux menstruations, voire uniquement à l’endométriose et uniquement aux douleurs incapacitantes.
La notion de règles incapacitantes s’éloigne de la situation de douleur et ça c’est un petit peu son caractère positif. Elle ouvre à d’autres difficultés que la douleur. Néanmoins comment le médecin évalue l’incapacité ?
Et quand on sait que les médecins croient beaucoup moins les femmes que les hommes.
Il y a un tabou à lever autour de ces sujets et de la prise en compte de la parole des femmes toujours inscrite dans une vision patriarcale de la société.
Le contrôle du corps des femmes reste un enjeu patriarcal et la demande de justificatif médical pour le congé menstruel fait partie de ce contrôle patriarcal. Il y a une injonction patriarcale à la prise hormonale car ça évite pas mal d’emmerdes aux hommes.
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Quelles revendications porter pour ce congé, notamment dans la FP ? Est-ce que revendiquer le congé menstruel est limitatif et si oui quel périmètre pourrait-il avoir ?
Pour moi, un congé menstruel c’est limitatif à la période des règles. Or des femmes qui ont eu une hystérectomie ou qui prennent une contraception sont tout à fait légitimes à avoir un besoin de répit.
La question de la ménopause et la situation des personnes non-binaires et trans et pas seulement comme des personnes ayant leurs règles doivent être incluses dans les PPL.
Devraient être prises en considération : les règles, le syndrome pré-menstruel, l’ovulation, les périodes de grossesse, la procréation médicale assistée avec toutes les tentatives d’être enceinte jusqu’au post accouchement, le don d’ovocytes, toutes les périodes d’interruption de grossesse qu’elle soit spontanée ou volontaire.
Les propositions de lois font référence uniquement à l’endométriose. Or d’autres pathologies féminines, comme le syndrome des ovaires polykystiques ou le fibrome font aussi l’objet d’errances médicales qui nous prennent un temps pas possible.
Ce congé peut aussi prendre en compte les visites gynécologiques pour les femmes qui font des mycoses, des infections urinaires à répétition.
Je pense que 13 jours par an comme le prévoyait la PPL du PS est insuffisant. Celle d’EELV c’était 26 jours maxi. 26 jours, c’est bien mais ça restera insuffisant pour certaines femmes.
Le présentéisme des femmes est massif. Donc il faut arrêter avec de dire que les femmes vont abuser. Au contraire, elles forcent et ça participe grandement de leur épuisement.
On ne regarde jamais l’ensemble des conditions de travail des femmes et des efforts en plus qu’elles font pour aller bosser, sur leur exposition aux risques psychosociaux, sur des choses qui ne sont absolument pas évaluées parce que ça fait partie de leur quotidien.
Il y a une accumulation de pénibilités particulières aux femmes. Si on essaye d’en soulager une, il faut aussi soulager les autres.
Je pense que ce que les syndicats doivent demander l’évaluation des risques genrés. Et d’inclure dans cette évaluation ceux liés à la vie hormonale, menstruelle et procréative des femmes.
Pour l’ANACT, la vie hormonale, menstruelle des femmes ça fait partie des sujets de santé mais pas des sujets de conditions de travail. On doit demander un répit menstruel, hormonal et procréatif et 26 jours dans l’année, 3 jours maximum par mois. Il doit être distinct d’une revendication de suppression des jours de carence pour toutes et tous car cela ne résout pas le problème de trouver un rendez-vous médical, de payer la consultation, d’obtenir du médecin un arrêt tous les mois. On doit aussi pouvoir le prendre par demi-journée, ce qui pose la question des remplacements, particulièrement dans les métiers très féminisés.
Les organisations du travail doivent intégrer ces besoins de répit, imprévisibles, de plus de la moitié de sa masse salariale même si c’est compliqué.
Quand il s’agit d’introduire l’IA dans nos organisations de travail, ça pose moins de problèmes. Pourtant, c’est un bouleversement.
Donc, on peut aussi, à l’inverse, penser des organisations du travail qui vont absorber notre congé menstruel.
Et il faut aussi aller intentionnellement interroger les femmes sur comment elles font pour aller travailler avec leur vie hormonale, procréative et menstruelle. Il ne faut pas attendre qu’elles viennent nous dire que c’est OK, tout va bien, elles ont l’habitude.
Il faut aller les interroger en présumant que ça pose problème, que 87% des femmes préfèreraient ne plus avoir leurs règles. Et là, on obtient des réponses.
*https://www.senat.fr/rap/r22-780-1/r22-780-1.html
Cet excellent dessin d’Emmanuelle Teyras dans un clou dans le bec, Marabulles, 2019 cité dans le livre « Les grandes oubliées » de Titiou Lecoq ne résume t-il pas très bien le sujet ?