La notion de syndicalisme de transformation sociale est revendiquée aussi bien par des organisations comme la CGT, la FSU ou même la CFDT. Sa signification n’est pas la même pour toutes, essayons d’en voir les contours…
Par Karel Yon
Au moment de son arrivée à la tête de la CFDT, Marylise Léon affirmait son attachement au « syndicalisme de transformation sociale ». Elle s’en expliquait à la presse en ces termes : « C’est un syndicalisme qui s’adapte au monde. Un syndicalisme qui n’est pas dogmatique, qui regarde la réalité de ce que vivent les travailleurs. Et qui se donne pour objectif de changer la vie des gens au quotidien, avec eux.^(1)^ » Elle le définissait aussi comme un syndicalisme ouvert sur « les enjeux sociétaux », comme « la tragédie des migrants en Méditerranée » et la dérive autoritaire des gouvernements en Europe^(2)^, capable de parler aussi bien de « la transformation écologique » que des « enjeux de pouvoir d’achat^(3)^ ». L’expression fait ainsi partie intégrante du vocabulaire de la CFDT. On la retrouve dans les résolutions que la confédération adopte à ses congrès et de nombreux syndicats y recourent pour se définir.
Pourtant, quand la FSU en appelle à des « états généraux du syndicalisme de transformation sociale », la signification n’est pas la même. Elle désigne en priorité « CGT et Solidaires » et renvoie à l’idée d’une « transformation émancipatrice de la société et de la construction d’alternatives au libéralisme^(4)^ ».
Il existe un noyau commun à ces différentes lectures de la transformation sociale : elles expriment le refus d’une conception étroite du syndicalisme, qui s’en tiendrait à la défense des intérêts immédiats de tel ou tel groupe professionnel. Elle sert en cela à se démarquer de l’économisme ou du corporatisme d’autres traditions syndicales, et renvoie à l’idée qu’on ne peut pas défendre efficacement les travailleuses et travailleurs sans tenir compte de tout ce qu’ils et elles sont au-delà de leur emploi, de par leur statut de citoyen·nes ou d’habitant·es, de leur identité de genre ou de leur orientation sexuelle, de leur nationalité ou de leur trajectoire migratoire, de leur appartenance générationnelle ou de leur inscription dans un milieu naturel…
Syndicalisme de mouvement social
Certain.es relient cette conception à la notion de syndicalisme de mouvement social qui a été théorisée au début des années 1990^(5)^ . Cette notion a été forgée à partir de l’expérience bien particulière des mouvements syndicaux en Afrique du Sud, aux Philippines, en Corée du Sud ou au Brésil, autant de pays où les syndicats ont dépassé leur rôle économique pour jouer un rôle décisif dans les processus de transition démocratique (Solidarnosc, en Pologne, ayant de ce point de vue constitué une expérience pionnière). À l’aune de ces expériences, le syndicalisme de mouvement social est défini comme une pratique articulant le combat sur le terrain économique à la lutte politique. Il repose sur des liens de solidarité étroits avec d’autres mouvements sociaux (étudiants, féministes, paysans, etc.) et s’inscrit dans une perspective de libération à forte teneur anti-impérialiste. En France, une telle conception de l’action syndicale fait écho au syndicalisme intégral des anciennes colonies d’outre-mer(6). Elle s’est diffusée dans le champ syndical hexagonal à la faveur des grandes mobilisations altermondialistes des années 2000, et nul doute que Solidaires et certains secteurs de la FSU, en lien avec des mouvements comme Attac, la Marche mondiale des femmes ou la Confédération paysanne, ont forgé leur pratique de la transformation sociale à l’aune de cette histoire.
Mais la notion de transformation sociale a des racines plus profondes dans l’histoire syndicale des pays anciennement industrialisés. La première d’entre elles est celle du syndicalisme révolutionnaire, dont la doctrine, résumée notamment dans la charte d’Amiens adoptée par la CGT en 1906, souligne la nécessaire articulation des « besognes quotidienne et d’avenir ». Dit autrement, le travail syndical immédiat de défense et d’amélioration de la condition des travailleuses et travailleurs n’a de sens que dans la perspective de leur émancipation intégrale, laquelle passe par l’abolition du capitalisme. L’autre tradition est celle du syndicalisme chrétien qui, par opposition au « matérialisme » socialiste, revendique une dimension spirituelle, attentive à la personne humaine. Dans cette perspective, l’action syndicale se doit d’aller au-delà de la lutte sur le terrain économique pour revêtir une dimension morale et culturelle, tendue vers l’émancipation des individus.
Syndicalisme autogestionnaire
La tradition autogestionnaire qui s’est forgée dans les années 1960-1970 a fait la synthèse de ces deux approches. Si elle a été plus particulièrement incarnée en France par la CFDT, elle-même issue de la CFTC, elle n’est pas spécifique au syndicalisme de filiation chrétienne. Elle a ainsi été très largement théorisée dans l’Italie de la même époque par le syndicaliste communiste Bruno Trentin^(7)^. Critique de la « rationalité productiviste » du mouvement ouvrier traditionnel, et plus spécifiquement de la tradition léniniste assignant au syndicalisme une fonction purement économique, Trentin conçoit le syndicalisme comme un acteur politique autonome, capable d’agir depuis le lieu de travail jusqu’à l’État et d’articuler les enjeux de production et de consommation, de travail et d’environnement, d’emploi et de salaires autant que d’organisation du travail et d’intervention dans la gestion. En rupture avec Gramsci qui, dans le sillage de Lénine, analysait le syndicat comme représentant par essence le travail exploité et subordonné — c’est-à-dire le travail tel qu’il est réifié sous le capitalisme — Trentin fixe au syndicalisme la mission plus large de représenter le travail vivant. En termes ontologiques, il s’agit d’un syndicalisme dont le principe d’action ne repose pas seulement sur l’antagonisme salarial mais aussi sur la capacité du travail à agir par lui-même, ici et maintenant, pour se libérer, en inventant d’autres formes d’organisation du travail, sans attendre l’intervention extérieure d’un parti politique^(8)^.
Indéniablement, les invocations de la transformation sociale par les dirigeants de la CFDT renvoient à cet héritage : valorisation de la personne, de l’autonomie individuelle, vision du syndicat comme une force autonome de proposition, concevant son action en positif et pas seulement en réaction. Mais le paradoxe de cet usage est qu’il mobilise une notion forgée dans le cadre d’une réflexion sur l’anticapitalisme tout en ayant abandonné toute perspective anticapitaliste. Laurent Berger l’explicite dans son dernier ouvrage : pour la CFDT, le capitalisme est devenu l’horizon indépassable de l’action syndicale^(9)^. Le rôle du syndicalisme est d’œuvrer à un meilleur équilibre du rapport entre travail et capital, en y intégrant notamment la prise en compte de l’environnement. Irréalisme d’une posture qui, plutôt que de prendre la mesure de la radicalisation des forces attachées à la préservation de l’ordre (capitaliste) existant, en appelle aux « bonnes volontés » pour restaurer un équilibre disparu^(10)^.
Passer à l’offensive
Le terrain commun qui subsiste de cet usage euphémisé de la transformation sociale est celui des « questions de société » : il permet des convergences intersyndicales sur des enjeux tels que la condamnation de la loi contre l’immigration, la préparation des manifestations et grèves féministes du 8 mars, la lutte contre l’extrême droite ou la défense des libertés publiques ^(11)^ . Dans un contexte global marqué par la poussée réactionnaire et l’hostilité contre les idées progressistes, ces convergences sont cruciales. Elles s’inscrivent dans la nécessité de l’unité syndicale la plus large pour résister à la radicalisation autoritaire du néolibéralisme. Mais le dernier mouvement des retraites, précisément, l’a rappelé : passer de la résistance à l’offensive exige davantage. Cet au-delà de l’unité intersyndicale pourrait correspondre au regroupement organique des forces syndicales qui partagent une même compréhension de la période et des tâches : se donner les moyens militants et organisationnels de rendre à nouveau possible le « tous ensemble » qui a fait défaut en 2023 ; poser les bases d’une alternative sociale et politique capable de réhabiliter l’idée qu’un autre monde est possible.
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Ouest France, 21 juin 2023.
2. Ibid.
3. France Inter, 23 juin 2023.
4. Thème 4 « Pour une FSU combative, unitaire et engagée au quotidien », Congrès de Metz 2022.
5. Peter Waterman, « Social-Movement Unionism :
A New Union Model for a New World Order ? »,
Review (Fernand Braudel Center), vol. 16, n°3, 1993, pp. 245-278.
6. Pierre Odin, Pwofitasyon. Luttes syndicales et anticolonialisme
en Guadeloupe et en Martinique, Paris, La Découverte, 2019.
7. Connu surtout désormais pour son dernier ouvrage, paru en Italie en 1997 et traduit en français
il y a une dizaine d’années : Bruno Trentin,
La Cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012.
8. En s’appuyant sur les analyses de Trentin, Thomas Coutrot dans son livre Libérer le travail (Seuil, 2018) défend ainsi la perspective d’une « politique du travail vivant ».
9. Laurent Berger, Du mépris à la colère. Essai sur la France au travail, Paris, Seuil, 2023.
10. En oubliant que cet « équilibre », incarné par l’État médiateur
et providentiel du keynesiano-fordisme, a lui-même été le produit
des guerres et des révolutions de la première moitié du XX^e^ siècle.
11. Je laisse de côté la discussion de l’expression « questions de société » qui pourrait laisser entendre que ces enjeux sont périphériques alors qu’ils sont intrinsèques au mandat syndical.