Pour traiter de cette question, l’École Émancipée a demandé à deux de ses militants de faire le point. Marc Rollin, responsable LVER au SNES, a rappelé les grands axes du projet d’école de l’EE en termes de principes et d’organisation du système et Sylvain Marange, enseignant en collège et à l’ESPE de Nantes, a passé en revue les mandats pédagogiques de l’EE pour essayer de mettre en évidence ce qui distingue, malgré des similitudes étonnantes, le projet d’école de l’EE de celui des réformateurs, tenants de l’école capitaliste.
L’école est une question politique
Outre sa fonction d’apporter de la culture générale ou spécifique, l’école a pour objectif de préparer les jeunes à leur insertion sociale et professionnelle dans la société néo-libérale. Dans ce contexte, la sélection qui se faisait autrefois avant et en-dehors de l’école, passe aujourd’hui par celle-ci.
Pour réduire les inégalités et la misère culturelle, des pistes existent :
- un parcours scolaire commun à tous les élèves dans le cadre d’une scolarité obligatoire de 3 à 18 ans ;
- une refonte des contenus et les conditions d’enseignement visant l’enrichissement artistique et culturel de chacun-e; l’épanouissement de l’individu, l’acquisition de connaissances scientifiques et techniques ;
- un cadrage national des politiques éducatives ;
- un autre pilotage des établissements (direction collégiale, autre forme d’inspection ou suppression).
On demande à l’école d’assurer l’instruction, l’éducation, voire «l’élévation» des jeunes, et ce, au nom de l’égalité républicaine, de la citoyenneté et de la laïcité.
Que dit l’École Émancipée en matière de pédagogie ?
Le projet de nouveau Manifeste de l’EE actuellement en cours d’écriture est davantage imprégné de préoccupations pédagogiques que celui de 2002. Ce changement de perspective est sans doute à mettre sur le compte d’un changement d’époque car dès l’introduction le Manifeste met en garde : «Les pièges sont nombreux, les tenants de l’école capitaliste reprennent souvent la lettre de nos revendications, détournent nos slogans, utilisent nos propres mots pour camoufler des objectifs contraires aux nôtres. Il nous faut donc préciser notre projet pour lever les ambiguïtés.»
Dans son nouveau Manifeste, l’EE conçoit l’école comme un creuset de l’émancipation, fondé sur une culture commune « indispensable pour faire société ». Ce projet d’école repose sur l’idée que tou-tes les élèves sont capables et éducables. Il s’appuie sur des pratiques scolaires coopératives, qui valorisent les élèves, développent l’autonomie et la réflexion collective. Ces pratiques relèvent de l’auto-socio-construction des savoirs, à l’opposé des pratiques transmissives. Le cœur du métier étant de garantir l’entrée dans les apprentissages de tou-tes les élèves. Un métier de conception qui a besoin de la coopération entre enseignant-es mais qui ne s’accommode pas des contrôles et du formatage des pratiques ; qui se pense aussi en équipe pluriprofessionnelle pour avoir « une vision globale du jeune ». Enfin, l’EE défend la pédagogie de projets.
Et les réformateurs ?
Que proposent les réformateurs de si différent ? Le nouveau Socle Commun de Connaissances, de Compétences et de Culture utilise un vocabulaire et formule des propositions très proches des nôtres (culture commune, coopération, autonomie, démocratie, refus des pédagogies transmissives, pédagogie de projet, travail en équipe, etc.). Les arguments de la réforme du collège que nous avons pourtant combattue avec force, sont d’une facture qui résonne aussi très fortement avec ce qu’écrit l’École Émancipée. Et même si nous ne mettons pas toujours le même sens sous les mots employés, ces similitudes ne sauraient être que de pure forme. Il convient donc d’identifier la source de la confusion et de dessiner des pistes de résolution de la contradiction apparente dans laquelle l’EE est prise.
Le mensonge est dans les compétences
Le concept de «compétence» a permis de réaliser un consensus entre le pouvoir économique et certains éminents pédagogues pour lesquels l’école des compétences prépare utilement à la vie dans le cadre d’une société inégalitaire qu’il n’est pas question de changer. On perçoit ici comment cette approche repose sur une naturalisation de l’existant pensé comme indépassable. Nous opposons, à l’EE, l’idée de démocratisation de l’accès
aux savoirs et le principe d’émancipation individuelle et collective par les savoirs. A nous la transformation sociale, à eux la conservation de l’ordre
établi ! Par ailleurs, à entendre certaines déclarations de ses défenseurs, on pourrait avoir l’impression quel’approche par compétences s’inscrit dans une optique de pédagogie dite « constructiviste », puisque c’est par l’action que les élèves apprennent. Mais c’est en fait un retournement complet des moyens et des buts. En pédagogie dite « constructiviste », on met l’élève au travail sur une tâche afin de lui faire découvrir la nécessité de concepts nouveaux.
Du handicap socio-culturel à une école de l’exigence intellectuelle
Pour nous aider à repenser la question, Jean-Pierre Terrail a mené un travail précieux [[Le dernier numéro du Débat le résume bien (dossier spécial J.-P. Terrail)]] dont un des apports essentiels est son analyse de la thèse du handicap socio- culturel : si certains réussissent à l’école et pas les autres, c’est qu’il manquerait à ces derniers l’héritage culturel dont disposent les premiers. Il reviendrait dès lors à l’école de compenser ce manque. Terrail parle de paradigme déficitariste. Il a des effets sur les formes de conduite des apprentissages qui tendent à modérer les ambitions pédagogiques pour les publics populaires. Cette tendance lourde, à l’œuvre dans l’école depuis les années 1970-80, trouve sa forme ultime dans l’avatar des compétences et des politiques du socle qui ne servent en fait qu’à dissimuler l’échec.
Pourtant, les récentes recherches de J.-P. Terrail permettent d’établir que l’acquisition de la maîtrise du langage oral s’accompagne d’un potentiel de maniement de l’abstraction, de raisonnement logique, de pensée réfléchie suffisant pour une entrée normale dans la culture écrite. Ce qui permet de fonder notre postulat du tous capables d’une part, et de repenser la question de la difficulté scolaire d’autre part : il ne s’agit plus de savoir comment compenser un manque, mais comment mobiliser pleinement un potentiel. Et Terrail d’opposer au paradigme déficitariste, celui de l’exigence
intellectuelle [[Stella Baruk résume l’idée ainsi : « tout ce qu’on pourra dire de l’intelligence de l’enfant ne renverra qu’à l’intelligibilité de qui lui aura été proposé ».]].
Or concrètement dans les établissements aucun cadre institutionnel n’est prévu pour que les enseignant-es travaillent collectivement sur les dispositifs d’apprentissages présentés aux élèves, les séquences de cours et leur efficacité. On constate même que, quand ce cadre survient par la volonté de quelques collègues désireux de partager les difficultés ordinaires du métier, les chefs ont tôt fait d’essayer de les dissoudre en tant que lieux où le métier se construit sans eux. Créer des espaces de travail collectif libres, c’est reprendre un peu de contrôle sur l’écart entre les prescriptions et le travail réel, ça peut s’opposer durement au prêt à penser pédagogique du ministère. En effet, c’est un moyen de rouvrir une perspective face au sentiment d’impuissance des enseignant-es ; un moyen de regagner en assurance et en fierté professionnelles et donc de soutenir de nouveaux cadres collectifs de résistance et de luttes ; voire un vecteur de syndicalisation à bien y regarder.
Illustration : Photohèque Rouge – MarcDocuments joints