La bataille des retraites, car bataille il y a eu comme jamais depuis 1968, va marquer les rapports sociaux et politiques sur le long terme. Le mouvement social exceptionnel de ces dernières semaines a plutôt renforcé le sentiment qu’il existe des potentiels collectifs de résistance aux attaques libérales dans le contexte de la crise et des exigences alternatives, loin de l’anéantissement recherché par le gouvernement.
**Un mouvement improbable et inédit…
Rappelons-nous d’abord le contexte du démarrage de la mobilisation « retraites » :- un pouvoir sûr de lui et arrogant, croyant d’entrée avoir « gagné » la bataille idéologique sur le caractère inéluctable de sa « réforme »… faisant le pari d’une absence de mobilisation de masse et d’un écrasement éventuel des secteurs les plus combatifs. D’où la stratégie assumée de Soubie et Sarkozy de n’ouvrir aucun espace de négociations, pas même au camp « réformiste » ;
- une « gauche » sociale-libérale assumant la remise en cause des 60 ans dans un contexte européen de crise financière et économique qui laissait libre-cours aux tenants d’une politique de rigueur (pour l’après 2012…) ;
- un syndicalisme mal remis de 2003 et 2007, divisé sur la question et tiraillé sur les questions de représentativité, tout cela débouchant en mars-avril sur des pronostics assez sombres sur les capacités du syndicalisme à résister uni aux annonces gouvernementales (avec notamment les doutes sur le degré d’engagement de la CFDT dans la mobilisation)…
Dans ce contexte, la bataille était d’emblée marquée par l’impérieuse nécessité de donner un coup d’arrêt à la casse des droits sociaux, mais en même temps par une question : la conviction collective qu’il était possible de faire reculer pour de bon ce gouvernement serait-elle largement partagée ? La réponse renvoie à l’attachement profond d’une majorité de la population française aux formes de solidarité et de redistribution dont les retraites par répartition sont un élément décisif. Ce mouvement a révélé que l’élection de 2007 n’avait pas effacé cette particularité française de refus du libéralisme déjà présente en 2005 sur le TCE ou en 2006 sur le CPE… A cela s’est rajoutée l’affaire Woerth-Bettencourt avec l’explosion en pleine lumière du « gouvernement des riches » après les milliards offerts aux banques en 2008. Huit journées nationales de mobilisation en deux mois (après trois au printemps dernier) menées par l’intersyndicale nationale, avec des grèves ponctuelles et reconductibles, des centaines de cortèges dans les villes de France, des millions de manifestants… Depuis 1968, la France n’avait pas connu un conflit social de cette ampleur. Un mouvement inédit dans ses rythmes et ses formes, manifestations de plus en plus massives conjuguées à des grèves mais aussi des débrayages, et même des journées de RTT prises pour aller manifester… « Il y a une différenciation des conditions d’engagement, chacun se mobilise en fonction de ses possibilités », remarque Jean-Marie Pernot.
Manifestations monstres partout (même l’île de Sein !), contacts et solidarités interprofessionnelles sur le terrain, montée intergénérationnelle des lycéens aux retraités, sondages en hausse continue… Une lame de fond populaire !
Ayant le soutien massif de l’opinion, ce mouvement a montré des potentialités d’élargissement et de rebonds qui ont souvent surpris ainsi qu’une colère profondément installée contre la politique gouvernementale et le locataire de l’Elysée. Même la phase de reflux après les votes a été encore marquée par des journées de grande ampleur (28/10 et 6/11).
La montée en puissance puis l’accélération à partir du 12 octobre, entrant en connexion avec les secteurs en grève reconductibles, l’entrée même limitée des étudiants et lycéens dans la bataille, ont permis ancrage en profondeur et élargissement.
Le pays a été en crise sociale et politique profonde mais le mouvement n’a pas réussi à gagner… ++++
**Manifestations monstres, grèves, blocages : cela n’a pas suffit… sans grève générale !
Nous avions estimé dès le départ, avec beaucoup d’autres, que pour gagner face au blocage gouvernemental, il fallait une réponse à hauteur d’une grève générale se donnant les moyens de paralyser l’activité économique.On a vu la fébrilité du gouvernement et du MEDEF quand les blocages « économiques » se sont renforcés, la volonté de « casser » la mobilisation en utilisant la force. Face à un tel gouvernement, c’est bien un blocage du pays, une grève générale qui pouvait contraindre au recul. Solidaires était clairement là-dessus ainsi que certains secteurs de la FSU et de la CGT. C’est ce qu’a voulu porter dans cette période l’appel de syndicalistes (Solidaires, FSU, CGT…) pour la grève générale.
Le refus, dès le départ, de la CGT, la CFDT, l’UNSA, la CFTC et la CGC du mot d’ordre de « retrait de la loi » augurait bien (ou mal) des volontés d’ouvrir des espaces de négociations plutôt que de forcer le pouvoir à céder par une grève générale. Les deux principales composantes de l’intersyndicale, la CGT et la CFDT, ne travaillaient pas dans cette perspective, voire voulaient l’éviter à tout prix !
Certes, rien de très nouveau pour des directions qui visiblement attendent les principaux changements d’une alternance en 2012. Mais, représentativité syndicale oblige, chacun sait qu’il a beaucoup à perdre en cas d’incapacité à faire bouger les choses aux yeux des salariés. Du coup, même sans vouloir pour certaines cristalliser un affrontement pourtant nécessaire dans une dure épreuve de force, l’ensemble des directions syndicales ont été obligées de donner régulièrement de nouvelles échéances de mobilisations. Et le blocage gouvernemental a poussé, peut-être autant que les pressions internes et celles de la rue, à développer le mouvement, au-delà sans doute de ce qui avait été anticipé.
Il est clair, après un réel travail préparatoire, qu’au moment le plus fort, entre le 12 et le 19 octobre, quand tout le monde sentait que cela pouvait « basculer » avec un engagement de secteurs à reconduire, un appel clair de l’intersyndicale à la généralisation des grèves pour faire céder le gouvernement aurait largement aider à implanter celles-ci sur le terrain.
Ce qui a été possible par un réel travail préparatoire intersyndical dans certains secteurs aurait pu être étendu ailleurs et démultiplier ainsi les effets de blocage du pays. Comme durant quatorze jours de blocage total ou partiel dans des secteurs « stratégiques » (raffineries, transports…) mais aussi, et c’était une autre caractéristique de ce mouvement, dans certains secteurs professionnels (territoriaux…) ou géographiques (Le Havre, Marseille, Ardennes, Haute Loire…).
**Des difficultés à étendre et pas seulement à reconduire…
La difficulté pourtant ne se situait pas que là. Même sans cet appel national improbable, nous avons essayé avec la FSU de pousser dans nos secteurs à la reconduction et à la généralisation. D’autres comme Solidaires l’ont fait ailleurs. Et sans succès véritable. Différents facteurs sont entrés en jeu et ont pesé lourdement.Les restructurations du salariat (petites unités, précarité…), le poids actuel des conséquences de la crise (en terme de garantie d’emplois, de pouvoir d’achat…) ont joué sur la difficulté à faire de la grève l’arme incontournable et, du coup, contribué à renforcer le poids des manifestations. L’hésitation à mettre en danger sa vie quotidienne… conjuguée aux mesures prises pour entraver le droit de grève, peuvent expliquer que le mouvement n’ait pas basculé. _Sans doute aussi, l’absence de véritables alternatives sur les financements et les déficits publics, appropriables largement par les salariés a pu jouer pour une partie d’entre eux.
Mais l’élément sans doute le plus important a été le sentiment que pour gagner sur les retraites, il fallait… faire chuter Sarko lui-même car celui-ci avait fermé tous les sas de sécurité ! Une barre très (trop) haute pour beaucoup. Du coup, cela a renforcé la nécessité des dynamiques interprofessionnelles qui ont existé localement mais qui dépendent des confédérations, au moins au plan national. Personne ne voulait partir « sans les autres »… Le mouvement ne tenait donc pas tant dans la reconduction des grèves de chaque secteur mais plutôt dans leur extension aux autres secteurs… Pas la/les reconductible(s) mais la grève générale !
Dans un tel contexte, c’est l’intersyndicale qui a été identifiée comme la direction nationale du mouvement, ce qui explique en partie que l’auto-organisation, par les assemblées générales notamment, malgré des tentatives de réunions répétées (dans nos secteurs par exemple sous l’impulsion de la FSU) soit restée assez faible. Le dynamisme des expériences d’interpros locales, qui témoignent de la richesse du mouvement et portent nos espoirs pour la suite, n’ont pas entrainé une généralisation qui aurait pu transformer la situation. ++++
**Une forme de « confiance »dans les initiatives de l’intersyndicale nationale…
Ces coordonnées générales conduisaient les salariés dans leur immense majorité à être surtout en attente des propositions nationales proposées essentiellement par le duo CGT-CFDT. Un scepticisme souterrain a sans doute marqué « la base » qui trouvait dans les appels unitaires interpro la confiance et la force pour faire à court terme, avec une vraie difficulté à penser le débordement des cadres nationaux. L’énorme force de la CGT dans les rues, celle de la CFDT (dans une moindre mesure et seulement dans les premières manifs), ont montré que quand les « grandes » décidaient, en phase avec la colère générale, les salariés étaient au rendez-vous.La FSU et Solidaires ont largement participé aux mobilisations de rue avec des cortèges souvent impressionnants et dynamiques, aux grèves lors des journées nationales mais se sont trouvés en difficulté malgré des appels clairs à « généraliser la grève » ou « à reconduire », sans être suivis dans leurs principaux secteurs d’intervention (mis à part la SNCF pour Solidaires et un peu les territoriaux pour la FSU…). Quant à FO, elle est restée de fait marginalisée par sa tactique d’un « dedans-dehors » de défiance permanente sans capacité de mise en œuvre alternative.
Faute de grève générale, et dans un contexte de décrue possible du mouvement, une autre initiative nationale rapide avant la promulgation aurait été nécessaire. C’était le sens de la proposition d’une manifestation nationale portée par la FSU et Solidaires dans l’intersyndicale début novembre. CGT comme CFDT n’en ont pas voulu… Derrière des raisons techniques (pas le temps… alors qu’en 2003, il avait fallu pile 12 jours pour le faire !), pour des raisons politiques : une manif nationale d’un million de personnes à Paris porte un haut degré d’affrontement avec le pouvoir…
**Je « lutte des classes »…
Les collectifs retraites (avec ATTAC, Copernic), qui couvraient un spectre large d’associations et de partis, ont participé au début du mouvement à l’information et au démarrage de la dynamique, sans pour autant que leurs initiatives ne dépassent le cercle large « militant ». Dans leur majorité, les partis politiques de gauche se sont plutôt situés en commentateurs ou appuis, ne parvenant pas à dépasser les enjeux électoraux à venir.Pourtant, un des acquis inespéré du mouvement, c’est une politisation de fond, pas aboutie bien sûr en quelques semaines. On a vu apparaître une appropriation collective d’un débat économique et financier sur le partage des richesses, la contestation des réformes en cours, contraignant par exemple la droite à des déclarations sur la fin du fameux bouclier fiscal. Une politisation que l’on pourrait bien retrouver…