Depuis les réformes de 2008-2010 (loi « rénovant la démocratie sociale »
et accords de Bercy), la publication régulière des scores électoraux
des organisations syndicales dans la Fonction publique (2011, 2014)
et le secteur privé (2013, 2017) sert à organiser la négociation collective,
en régulant l’accès aux arènes de négociation et aux ressources que distribuent l’État et les employeurs(1).
Mais, elle est surtout utilisée dans les médias comme un baromètre des rapports de forces syndicaux.
C’est pourquoi l’annonce des résultats de la deuxième mesure d’audience dans le privé a défrayé la chronique, il y a quelques mois : avec un score de 26,4 %, la CFDT a pour la première fois dépassé la CGT dans le secteur privé (24,8 %)(2). Tandis que certains célébraient ce « séisme » comme le triomphe si longtemps attendu du « bloc réformiste »(3), d’autres mettaient en garde contre les « bobards » laissant croire que la CGT n’est plus premier syndicat(4). Gérard Filoche a raison quand il dénonce une mesure faite de bric et de broc, faisant la part belle à des élections d’entreprise où le vote est rarement politique et se déroule sous le regard pesant de l’employeur(5). Il est vrai que lorsque les salariés sont interrogés directement sur leur préférence syndicale, ils mettent la CGT nettement en tête. On le voyait lors des élections prud’homales et le vote des TPE l’a rappelé en janvier dernier (donnant 25,1 % à la CGT et 15,5 % à la CFDT).
Il est tout aussi vrai que l’addition des suffrages du public et du privé redonne sa première place à la CGT (24,3 %, contre 24 % à la CFDT). Cela étant, les élections prud’homales ont été supprimées, le vote des TPE est fondu dans une mesure d’audience où dominent les élections d’entreprise, et le vote des fonctionnaires ne compte pas dans les grandes manœuvres interprofessionnelles qui accompagnent les restructurations du marché du travail et de la protection sociale. Quant à l’audience de la CGT dans le salariat, privé et public confondus, elle est cette fois passée sous la barre des 2 millions de suffrages et l’avance dont elle bénéficie se réduit inexorablement : elle avait 200 000 voix de plus que la CFDT à l’issue du cycle 2011/2013, elle n’en a plus que 20 000 aujourd’hui ! Il y a donc bien une évolution profonde du paysage syndical qui s’opère au détriment de la CGT. Sachant le rôle joué par cette confédération pour tenir le cap de la résistance aux contre-réformes néolibérales et entraîner avec elle d’autres forces syndicales, cette situation doit nous préoccuper.
Déclin de la CGT
En dépit d’une hausse du nombre d’inscrits et de votants dans les entreprises et chez les fonctionnaires, la CGT est en effet la seule organisation à avoir perdu sur les deux tableaux, et perdu beaucoup. Entre 2013 et 2017, elle a connu une chute de deux points et 50 000 voix dans le secteur privé. Déjà à l’automne 2014, à l’issue des élections dans les trois fonctions publiques, elle avait dû encaisser un recul de plus de deux points et de près de 60 000 voix. C’est d’autant plus inquiétant pour ses dirigeants qu’elle semblait avoir réussi à stopper son déclin au cours des années précédentes. Elle avait même gagné deux points de pourcentage dans la Fonction publique après les élections de 2011. Dans le secteur privé, les études de la DARES sur les élections aux comités d’entreprise montraient une stabilisation au cours de la décennie 1995-2005(6).
À la fin des années 1990, après une croissance continue, c’est la CFDT qui avait accusé un effritement, suite aux crises provoquées par son attitude face aux réformes de la Sécurité sociale et des retraites en 1995 et 2003. Ainsi, les suffrages cumulés de 2014/2017 témoignent moins d’un triomphe de la CFDT que d’une reprise du déclin cégétiste. Certes, la CFDT a dû gagner des voix pour arracher sa modeste progression (8 000 dans la Fonction publique et surtout 65 000 dans le privé). Mais elle n’est que la troisième organisation en termes de gains absolus, derrière l’UNSA, qui gagne près de 95 000 voix, dont 65 000 elle aussi dans le privé, et la CFE-CGC dont les progrès se trouvent avant tout dans le secteur marchand (près de 82 000 voix sur les 83 600 d’augmentation). Le contraste est encore plus net si on regarde les progrès relatifs des syndicats par rapport à leur socle électoral initial : en prenant le total des voix de 2011/2013 en base 100, la CFDT progresse en 2014/2017 autant que Solidaires (104) et à peine plus que FO (102), tandis que l’UNSA et la CGC se distinguent par des progrès beaucoup plus importants (120 et 115).
Baisse des capacités
d’organisation
Doit-on analyser ces progrès conjoints de l’UNSA, de la CGC et de la CFDT comme ceux de l’aile avancée du « réformisme » triomphant, d’un « syndicalisme pour l’ère Macron »(7) ? Tout dépend de la façon de comprendre cette question. S’il s’agit d’entendre que les succès de ces organisations reflètent l’apathie ou le découragement des salariés face au néolibéralisme triomphant, on reproduirait l’erreur consistant à concevoir ces résultats comme une mesure transparente de « l’opinion » salariale. Or, on l’a pointé plus haut, selon la façon dont on consulte les salariés, cette opinion n’est pas la même. Il est plus intéressant d’inverser la perspective et de faire l’hypothèse que les résultats électoraux sont moins un indicateur de la capacité d’opiner des salariés que de la capacité d’organiser des syndicats. Andolfatto et Labbé avaient montré en leur temps que le déclin électoral de la CGT résultait moins d’un désamour des salariés que de l’incapacité de la centrale à créer de nouvelles sections dans les secteurs économiques émergents au fur et à mesure que ses anciennes bases disparaissaient(8). Tout comme la CFTC compense sa débâcle dans la Fonction publique (-17 000) par ses progrès dans les entreprises (+26 000), les trois organisations qui progressent le plus le doivent surtout aux gains de voix dans le secteur privé.
Comment ces organisations tirent-elles leur épingle du jeu ? De par son mode d’organisation ultra-fédéraliste, l’UNSA symbolise la voie du micro-corporatisme d’entreprise, qu’encouragent la décentralisation des relations professionnelles et l’inversion de la hiérarchie des normes. Elle se développe grâce à une croissance externe, par le ralliement de syndicats autonomes auxquels elle promet de préserver toute leur liberté (financière, de négociation et de signature). De par sa composition sociale, la CGC profite du fait que les ingénieurs et cadres sont devenus la catégorie centrale du salariat au sein des grandes entreprises, celles où se tiennent le plus souvent des élections, alors que les ouvriers qui formaient la base sociale de la CGT ont été relégués vers la sous-traitance et les petites entreprises qui votent moins. Enfin, la politique de la CFDT théorise l’abandon à l’État de la protection sociale et la redéfinition du syndicalisme et du « dialogue social » comme des vecteurs de compétitivité pour l’entreprise. Les engagements « courageux » de ses dirigeants pour les réformes lui valent la reconnaissance des employeurs qui lui ouvrent plus facilement leurs portes quand il s’agit d’organiser des élections professionnelles.
Chacune à leur manière, l’UNSA, la CGC et la CFDT apparaissent ainsi comme les organisations les mieux ajustées à la nouvelle architecture des relations sociales qu’ont progressivement dessiné deux décennies de réformes néolibérales. Les succès des syndicats réformistes sont donc moins portés par une adhésion des salariés à leurs projets que par la recomposition des institutions salariales.
Redonner de l’air au syndicalisme de transformation sociale impliquera de réfléchir à des plans de syndicalisation ambitieux pour redonner de la voix aux franges les plus précarisées du monde du travail. Il s’agira aussi de réfléchir à une architecture de la démocratie sociale qui ne subordonne pas la reconnaissance syndicale à celle de l’employeur. Bien que ses évolutions la rapprochent dangereusement du secteur privé, la Fonction publique – et le droit syndical en son sein – restent de ce point de vue un modèle. ●
Karel Yon, CNRS/Lille 2.
1) La nouveauté est du reste surtout valable pour le secteur privé. Cf. S. Béroud, J-P. Le Crom et K. Yon,
« Représentativités syndicales, représentativités patronales. Règles juridiques et pratiques sociales »,
Travail et Emploi, n° 131, 2012, pp. 5-22.
2) L’ordre n’a pas bougé pour les autres : 15,6% pour FO, 9,4 % pour la CFE-CGC et 9,3 % pour la CFTC.
Avec respectivement 4,3 et 3,5 % des suffrages, l’UNSA et Solidaires restent en-dessous du seuil
de la représentativité nationale interprofessionnelle. 5,5 millions de salariés ont participé à ce vote qui résulte
de l’agrégation du scrutin des salariés agricoles (janvier 2013), du vote des TPE (janvier 2017) et des élections
pour les représentants du personnel qui se sont tenues dans les entreprises entre janvier 2013 et décembre 2016.
3) M. Noblecourt, « Syndicalisme : la CFDT détrône la CGT de la première place », Le Monde, 31 mars 2017.
4) « Calculs de représentativité non fiables : ne croyez pas au bobard que la CFDT est passée devant la CGT »,
G. Filoche sur son blog, 31 mars 2017.
5) K. Yon, « Malaise dans la représentativité syndicale », Le Monde diplomatique (inédit en ligne), juin 2017.
6) O. Jacod, R. Ben Dhaou, « Les élections aux comités d’entreprise de 1989 à 2004 :
une étude de l’évolution des implantations et des audiences syndicales », Documents d’études Dares, 2008, n° 137.
7) M. Dumay, « CFDT, un syndicalisme pour l’ère Macron », Le Monde diplomatique, juin 2017.
8) D. Andolfatto, D. Labbé, La CGT : Organisation et audience depuis 1945, La Découverte, 1997.