Le 16 mars 2020, l’école est sortie de ses gonds. Du fait de la crise de la Covid, le service public d’éducation a vécu six mois d’ébranlement sans précédent, exacerbé par près de 20 ans de coups de boutoir de politiques libérales qui avaient dramatiquement affaibli ses capacités de réponse. Mais à regarder de plus près le déroulement concret des faits, plusieurs fils peuvent être tirés, plusieurs histoires peuvent être racontées, qui sont en conflit entre elles.
Nous pourrons d’abord dire que la période de confinement et la réouverture des écoles et établissements témoignent de l’échec patent de l’école de Blanquer, tout au moins de l’affichage de lutte contre les inégalités qu’il tente de donner à son projet. La situation induite par le martèlement de la « continuité pédagogique » par le ministère, comme le caractère non obligatoire de la reprise en juin, constitue un paroxysme de l’individualisation des parcours et des apprentissages. Véronique Ponvert montre que cela s’est soldé, aux yeux de toutes et tous, par l’augmentation des inégalités scolaires payées en premier lieu par les enfants des classes populaires. Julien Cristofoli, Nathalie Lebrun et Jordi Lecointe décrivent l’incapacité de l’institution à répondre à l’exigence posée par le recours massif au distanciel. Et comment l’épidémie a mis en évidence l’inanité de plusieurs années de plans numériques.
La crise a aussi dévoilé ce qu’est devenue la hiérarchie. Adrien Martinez nous présente une instance, au mieux inutile au travail réel des enseignant-es (tant son absence n’a pas été perçue), au pire entravante de l’agir enseignant quand elle a, malgré tout, voulu remplir sa fonction de contrôle. Si le service public d’éducation a tenu, c’est le fait de ses agent-es de terrain.
Bien évidemment, ce n’est pas cette histoire que Blanquer souhaite devenir dominante pour raconter l’école sous Covid. La contre-attaque amorcée par la séquence de prof bashing en juin avait pour objectif de camoufler les errements d’un ministre ayant montré son incompétence à gérer la crise, mais visait aussi les agent-es sorti-es renforcé-es de la période. Le tout pour permettre la poursuite d’une politique éducative marquée par l’individualisation des parcours et des apprentissages, le resserrement sur les apprentissages dits fondamentaux, la territorialisation du service public d’éducation et la mise sous tutelle de l’agir enseignant. Même s’il continue à afficher une prétendue volonté de lutter contre les inégalités scolaires, le projet du ministre est en réalité tout autre et la crise constitue un véritable effet d’aubaine : Blanquer entend profiter de la période, dans une stratégie du choc décrypté par l’article de Stéphane Bonnery dans ce dossier. Il a depuis avancé sur la question de la direction d’école, analysée par Blandine Turqui, et aussi déployé les 2S2C. Par le biais des évaluations nationales et des préconisations d’Éduscol, il entend poursuivre le confinement scolaire des élèves des classes populaires et la prolétarisation des métiers de l’enseignement. Il a en cette rentrée annoncé le recours grandissant à l’expérimentation, mais uniquement celles conformes avec ses orientations, quand d’autres fondées sur des logiques coopératives sont abandonnées. C’est l’histoire du collège Gisèle Halimi d’Aubervilliers que nous racontent Isabelle Darras et Nicolas Beaujouan. Parallèlement, Blanquer poursuit le démantèlement de l’enseignement adapté dont Agnès Dumand et Bernard Valin font le constat.
Blanquer a pour volonté première de transformer les pratiques professionnelles et le service public d’éducation, afin de mettre l’augmentation des inégalités scolaires et le poids des déterminismes sociaux au service du tri social. Nous faisons face, plus que jamais en cette rentrée, à une guerre entre deux devenirs du système scolaire : l’un favorisant l’éviction des enfants des classes populaires et facilitant aux élèves des classes dominantes la victoire dans la bataille scolaire. L’autre visant à la démocratisation de la réussite scolaire. Le tout avec pour toile de fond une crise sanitaire dont le gouvernement entend faire encore une fois payer le coût aux services publics et aux classes populaires.
Car c’est un des enjeux de la période que de dessiner les contours d’une école sous Covid qui prenne à bras-le-corps la question de la lutte contre les inégalités scolaires tout en répondant aux exigences sanitaires. Blanquer, en cette rentrée, s’affranchit de ces deux aspects. Corseté par l’absence de moyens humains et matériels supplémentaires, le service public d’éducation a les mêmes ressources qu’en mars dernier pour affronter la situation. Rappelons-le ici : si le service public d’éducation a tenu, c’est grâce à ses agent-es de terrain. Mais face à un Blanquer qui a repris l’offensive, il nous faut hisser le syndicalisme enseignant à la hauteur du combat en cours. Nous possédons un corpus revendicatif assez étayé sur les enjeux de démocratisation et sur la question des moyens, mais il nous manque encore des réponses concrètes pour permettre à notre école d’exister sous Covid. Si des bribes d’alliance ont pu voir le jour pendant le plus fort de la crise, entre parents et enseignant-es, si des collègues ont pu déceler en quoi l’école fait obstacle à la réussite des élèves des classes populaires, ou faire l’expérience consciente du pouvoir qu’ils-elles avaient et si des résistances ont pu voir le jour au-delà des frontières habituelles (par exemple sur le remplissage du LSU), beaucoup reste à faire pour converger dans un mouvement, quand Blanquer, lui, est plus que jamais en marche. ●
Véronique Ponvert et Adrien Martinez