« Enfant, étudie cette petite histoire de ton pays. Elle a été faite pour toi. Elle n’a pas oublié les paysans, les ouvriers d’autrefois qui ont peiné,
qui ont souffert. Nous voudrions que leurs peines et leurs souffrances
te fassent mieux aimer les paysans et les ouvriers, tous les travailleurs d’aujourd’hui. Sache bien que, sans ces travailleurs, les grands personnages de l’histoire n’auraient pu accomplir leur œuvre.».
Ce sont là les premières lignes de la Nouvelle Histoire de France élaborée par des professeurs-syndicalistes de l’école Emancipée en 1926 et destinée aux enfants des cours moyen préparant le certificat d’études.
Cette initiative originale est le fruit d’une décision prise par la direction de la Fédération de l’enseignement unitaire (FUE). Héritière des instituteurs syndicalistes d’avant 1914, la FUE a intégré la CGTU lors de sa création en 1921. Cette scission de la CGT a eu lieu dans la foulée de l’éclatement du parti socialiste SFIO. Tous ceux qui regardent la révolution russe avec espoir et souhaitent construire l’outil politique et syndical pour l’exporter à l’Ouest de l’Europe, se retrouvent dans le PCF et mettent en place la CGTU. Les instituteurs syndicalistes y animent l’une des plus importantes fédérations et publient un bulletin nommé l’école Emancipée. Porteur d’une idéologie syndicaliste révolutionnaire, ils se retrouvent rapidement en opposition avec la majorité confédérale de la CGTU qui, à partir de 1923-1924, s’aligne sur la ligne dictée depuis Moscou par l’appareil stalinien en construction. La FUE, organisée en fédération d’industrie, doit souvent faire face à l’appareil confédéral. En 1926, lors du congrès de Grenoble, c’est Maurice Dommanget qui est élu à la tête de la FUE. Historien passionné du mouvement ouvrier et pédagogue hors pair, il souhaite que le syndicat soit un mouvement d’éducation populaire. Il soutient la cinémathèque coopérative qui diffuse des films pour les jeunes et souhaite que la FUE mette son projet pédagogique au service d’une vision émancipatrice de l’histoire. Le lancement des éditions de la Jeunesse va permettre à Dommanget et à ses camarades d’accéder à cette ambition.
Une histoire libératrice
au service du peuple
L’idée centrale de ce manuel collectif est de prendre le contre-pied de l’idéologie historique officielle diffusée par les divers gouvernements de la IIIème République au sein de l’école publique. Imprégné de nationalisme guerrier, l’enseignement de l’histoire d’avant guerre sert alors à préparer l’esprit des jeunes Français à l’inéluctable revanche contre l’Allemagne. Ce récit historique officiel crée de toutes pièces de grands personnages héroïques (Clovis, Saint-Louis…) en laissant largement en marge de ce glorieux récit national les travailleurs et les exploités. C’est cela que le manuel de l’école Emancipée veut réparer en débutant chacun de ses chapitres par une évocation du travail des hommes et des femmes de l’époque étudiée. Une idée centrale traverse le livre : la lutte des classes est le véritable moteur de l’histoire. De la préhistoire à la guerre de 14 en passant par le Moyen-Age et la Révolution française, des illustrations, des cartes et des exercices en lien avec l’histoire locale permettent de mettre en lumière une histoire populaire et dynamique. L’éternel conflit entre les riches et les pauvres est ainsi évoqué lors de l’époque gallo-romaine : « les anciens conquérants étaient propriétaires du sol. C’étaient des nobles. Les paysans travaillent les terres des nobles (…) Chaque noble avait aussi de nombreux esclaves. Les esclaves étaient des hommes, des femmes, des enfants que le maitre pouvait acheter ou vendre comme des animaux domestiques. Ils les faisait travailler sans les payer dans ses fermes et ses ateliers ». On retrouve les mêmes idées dans l’évocation de la société médiévale : « Le paysan du Moyen-âge, comme le colon gaulois, travaillait pour un maître : le seigneur, ou l’évêque, ou l’abbé, ou le roi. Ce maître était dur, exigeant. Il ne se contentait pas de prendre une grande partie de la récolte, il lui fallait encore une partie de l’argent que gagnait le paysan en vendant le reste de cette récolte (…). Ce n’était plus l’esclavage antique, c’était le servage ». Les auteurs traitent aussi des conditions de vie matérielles des paysans médiévaux en passant en revue la vétusté de leurs logements, le manque de diversité de leur alimentation et leur christianisme vivace qui confine à la superstition, conduisant « les paysans à se résigner à leur malheureux sort ». S’il constate une même résignation des masses face à leur sort au XVIIème siècle, le manuel met cependant en exergue quelques révoltes paysannes contre l’Ancien Régime. Pour rendre compte des inégalités sociales à la veille de la Révolution, c’est l’Histoire socialiste de Jean Jaurès qui est abondamment citée. La période révolutionnaire, dont Maurice Dommanget est un spécialiste, occupe une place importante. C’est une vision jacobine de la Révolution qui prédomine et le but des auteurs est de faire partager leur amour de ce grand moment de l’histoire de France : « les simples citoyens ne craignaient pas de parler à ceux qui occupaient de hautes fonctions. Parfois on se coiffait d’un bonnet rouge, signe de liberté, on portait la cocarde tricolore, on chantait la Marseillaise et la Carmagnole. Si l’on écrivait on terminait sa lettre par ses mots : salut et fraternité. Les républicains n’avaient de colère que contre les ennemis de la république ». Le chapitre sur la révolution industrielle du XIXème siècle est particulièrement novateur et parvient en quelques pages à brosser un tableau complet des bouleversements économiques, financiers, sociaux et politiques à l’œuvre au cours de ces années décisives. La naissance du mouvement ouvrier n’est bien sûr pas oubliée et c’est Eugène Varlin que les auteurs mettent en avant : « il consacra sa vie à s’instruire, à instruire ses camarades et à fonder des sociétés ouvrières à Paris et en province. Sa vie est un bel exemple de dévouement à la cause des prolétaires ». La répression sauvage de la Commune de Paris est dénoncée en ces termes : « L’armée de Thiers se montra féroce. Elle massacra à tort et à travers. Des femmes et des enfants furent fusillés. 25 000 parisiens trouvèrent la mort ». Alors que l’épisode communard est soigneusement écarté des manuels officiels de l’époque, les enseignants de l’école Emancipée y consacrent deux pages très exhaustives. Leur histoire se termine avec la première guerre mondiale dont beaucoup, comme Maurice Dommanget lui-même, avait dénoncé le caractère impérialiste dès 1914. Là encore, les rédacteurs du manuel se situent aux antipodes des conceptions nationalistes alors en vogue dans l’enseignement primaire. Dans l’évocation des causes de la guerre, les syndicalistes n’hésitent pas à écrire : « certains pensaient qu’une guerre entre nations ferait oublier aux ouvriers et aux patrons leurs intérêts opposés et apaiserait la lutte des classes ». Le livre se termine sur les leçons à tirer du premier conflit mondial dont les ruines sont alors encore fumantes et se conclut de la façon suivante : « Elle (la paix) dépend avant tout des conditions économiques, de la concurrence industrielle et commerciale à travers le monde. Elle dépend aussi de la volonté des peuples. Quand les peuples, mieux instruits se connaîtront mieux, il cesseront de se haïr (…) ».
Ce travail pédagogique des syndicalistes de la FUE est donc totalement novateur tant son contenu donne à voir aux enfants de l’époque une autre vision de l’histoire et du monde. Cependant, on peut apporter un bémol sur la description de la colonisation. Certes, le texte dénonce sans ambiguïté l’exploitation des peuples colonisés, mais il oppose à ces « mauvaises manières » une bonne colonisation permettant aux populations sous administration étrangère de sortir de l’ignorance et de la misère.
Reprendre le flambeau
Dès sa sortie, l’ouvrage, tiré à 100 000 exemplaires, provoque une levée de bouclier et ne sera autorisé à l’utilisation que dans trois départements : le Cantal, la Mayenne et les Bouches du Rhône. En 1940, le manuel est mis à l’index par le gouvernement de Vichy qui ordonne sa destruction. Quelques exemplaires sont heureusement conservés par les anciens militants de la FUE.
A l’heure où le gouvernement souhaite mettre en place une improbable morale laïque et que le Président annonce l’enseignement du monde de l’entreprise de la Sixième à la Terminale, ce manuel d’histoire qui mêle rigueur scientifique, vision progressiste et objectif pédagogique clair, demeure un bel outil et un exemple de travail syndical utile à notre cause.
En 2013, l’École Emancipée, qui compte dans ses rangs de nombreux professeurs d’histoire, ne pourrait-elle pas prendre l’initiative d’écrire une nouvelle histoire, là où le livre de 1927 s’était interrompu ? De la montée du nazisme jusqu’à la chute du communisme bureaucratique en 1991, il y aurait matière à réaliser un manuel s’inscrivant dans cette tradition et remettant au goût du jour une histoire qui soit utile aux jeunes citoyens et aux travailleurs en formation. L’idée est lancée ! ●
Julien Guerin