L’Europe n’est plus une évidence. C’est un problème stratégique à prendre à bras-le-corps.
Comment combattre le supranationalisme du capital sans nourrir les démons du nationalisme ? Comment définir une politique internationaliste de classe face à l’injonction morale à défendre l’idée européenne ?
De plus en plus, le principe d’une rupture avec les institutions de l’Union Européenne est accepté. Cette évolution est la conséquence logique des échecs du camp progressiste à influer sur la trajectoire de l’UE et de la radicalisation antidémocratique et néolibérale des institutions européennes.
L’ « Europe austéritaire » n’est pas seulement un projet d’intégration régionale sous hégémonie du capital transnational et financier, c’est une machine de guerre contre les acquis sociaux et l’idée même de souveraineté populaire. Au nom du rétablissement de la stabilité financière, on assiste à un coup de force politique. Les pays de la périphérie, opérés par la Troïka, ont été ramenés au rang de quasi-protectorats. De plans de sauvetage en mémorandums, un nouveau type de fracture coloniale s’est ouvert sur le continent.
**Les décisions démocratiques confisquées
La dynamique générale ne vaut guère mieux. La monnaie unique sans budget fédéral implique que des économies nationales dotées de structures démographiques et productives extrêmement différentes ne peuvent s’ajuster que par l’austérité des finances publiques et la baisse des salaires.
Avec le pacte budgétaire (TSCG) et le pouvoir accru de la banque centrale indépendante, les outils de cette politique sont mis à distance de toute influence populaire, laissant les parlements nationaux et européen dépourvus de toute capacité d’initiative en matière économique et sociale.
L’idée de compétitivité – c’est-à-dire de guerre économique de tous contre tous – est devenue le point de capiton auquel se raccrochent tous les fils du projet européen. Foin de projet industriel ! Foin de services publics ! Foin de droits sociaux !
Seul demeure l’objectif de rétablissement des profits et de validation par l’action publique des profits fictifs de la finance privée. Ce n’est pas seulement que les lobbies ont capturé Bruxelles, c’est que la loi de Bruxelles est celle du capital en général.
Dans un tel contexte, demander plus d’Europe – c’est-à-dire demander plus de pouvoir pour les institutions qui sonnent la charge – semble incongru.
Les propositions euro-keynesiennes (un vrai budget européen, une convergence sociale…) n’ont certes pas perdu leur cohérence propre, mais elles sont tout simplement hors sujet. En l’absence d’un soulèvement populaire européen, qui semble hautement hypothétique tant les rythmes socio-politiques sont désynchronisés, aucune autre option n’existe pour le camp progressiste qu’une désobéissance globale aux traités qui devra bien commencer quelque part, c’est-à-dire dans un État-nation.
**Quels principes pour une stratégie internationaliste ?
Une stratégie internationaliste pourrait s’articuler autour de trois principes.
Le premier est l’affirmation d’un programme qui permette de répondre à la crise économique, sociale et écologique. Le financement public d’un plan massif de création d’emplois dans les secteurs où les besoins sociaux sont les plus forts et les gains de productivité les plus faibles comme l’éducation, la santé, l’environnement, le logement, la qualité de vie, les loisirs, l’agriculture de proximité est une mesure qui associe réponse à l’urgence sociale et sortie du productivisme.
Un tel plan nécessite de saper la souveraineté des marchés financiers, annulation de la dette et socialisation des banques qui n’y survivraient pas.
Ces dispositions sont incompatibles avec l’acquis communautaire. Dès lors, et c’est le second principe, il faut assumer une rupture avec le cadre européen, notamment avec l’Euro, car il n’y a pas de politique alternative possible sans contrôle démocratique sur la monnaie.
Le troisième principe est celui de l’extension internationaliste. Où qu’elle se produise, la crise politique enclenchée au niveau national aura immédiatement une résonance puissante par-delà les frontières. Extension des mouvements sociaux et propositions de politiques coopératives seront indispensables.
Le débat européen est un champ de mine pour la gauche sociale et politique. Craignant de perdre son âme internationaliste, elle frôle la paralysie, laissant le champ de l’européisme conséquent à l’extrême centre et celui de l’alternative à l’extrême droite. Ces adversaires prospèrent sur la confusion de nos arguments.
Pourtant, est-ce si difficile de dire que l’internationalisme par en bas exige de rompre avec le supranationalisme du capital ? ●
Cédric Durand,
économiste (Université Paris 13)