2 polars en chronique de notre temps
Attica Locke, dans [*« Marée noire »*], raconte le racisme ordinaire à Houston (Texas) et les désillusions de toute une génération qui s’était battue pour le « Black Power » comme pour les droits civiques.
La peur de la prison, de la mort est mauvaise conseillère. À travers le personnage de l’avocat, Jay Porter, qui voudrait bien être revenu de tout, avoir oublié son passé de militant, ses liens avec Stockely Carmichael et qui n’y arrive pas.
Il ne peut non plus oublier son amour trahi… Pour le dire autrement, il n’arrive pas à s’accepter. Il navigue entre présent et passé, ces deux personnalités s’opposant tout en se complétant. Une grève de dockers lui permettra de mesurer le degré de son changement.
Ce voyage, cette prise de conscience de lui-même, la nécessité de surmonter la peur, l’angoisse pour se construire est l’essentiel de ce roman qui part d’une aventure vécue par son père.
Elle permet de comprendre la situation vécue pendant la grande période des « Blacks Panthers », le déclin de ces groupes trop coupés des populations qu’ils étaient censés défendre et développant une paranoïa de mauvais aloi mais justifiée vis-à-vis des manœuvres du FBI bien décidé à les liquider physiquement.
Edgar J. Hoover a infiltré toutes ces structures pour les éradiquer. Elle le note, sans trop appuyer, pour expliquer le comportement de cet homme confronté à une situation exceptionnelle. Avocat, noir, comment se situer dans une ville dominée par le magnat du pétrole. Un univers impitoyable. ●
Un univers tout autant impitoyable est la frontière entre le Mexique et les États-Unis, avec ses passages d’immigrant-e s bien décidé-es à fuir la misère mais aussi les règlements de comptes en respirant le cauchemar de l’American way of life.
La police des frontières à fort à faire toutes les nuits pour récupérer tous ces « dos mouillés » venant tout aussi bien du Mexique que d’autres pays latino-américains et même, pour certains de l’Asie.
Sebastian Rotella, journaliste, décrit ce monde interlope, la corruption généralisée du Mexique, sous la coupe des narco-trafiquants, le combat d’une agente du FBI, d’origine cubaine et le « commando Diogène » dirigé par un ancien représentant du comité pour les droits de l’homme qui a comme objectif de pourchasser cette corruption.
Le fil conducteur, un flic de cette frontière devenu une « taupe » par amour. [*« Triple Crossing »*] semble être le résultat d’une enquête de grande ampleur sur les trafics en tout genre pour cette triple traversée. Rien n’est vrai et tout est réaliste. La mort est omniprésente.
Le polar atteint son but, susciter la révolte, la réaction. Comment accepter de vivre sans se battre ? Un grand roman. ●
Nicolas Béniès
- « Marée noire », Attica Locke,
Folio policier, Thriller
(mais c’est une fausse dénomination)
- « Triple Crossing »,
Sebastian Rotella, 10/18
Apollinaire à la guerre
Pour évoquer, centenaire oblige, la Grande Guerre, les éditions Rue-du-Monde ont eu la bonne idée de faire appel à un poème de Guillaume Apollinaire.
Extrait des Calligrammes et écrit alors qu’il est au front en 1915, celui-ci était destiné, comme souvent, à son amoureuse du moment.
Bien sûr, il évoque en tout premier lieu ce qui est l’une des caractéristiques les plus marquantes, au premier abord, de la guerre : la séparation d’avec l’être aimé.
Mais le poème, sous des allures faussement désinvoltes, évoque de nombreux autres aspects de la première guerre mondiale. Les allusions plus ou moins explicites sont rehaussées par les illustrations expressives et touchantes de Laurent Corvaisier.
De manière onirique et certes fantaisiste, mais non sans justesse, est convoquée la barbarie de cette guerre avec des mots et des images qui installent l’ampleur du massacre de masse et la terrible proximité des soldats avec la mort omniprésente.
Mais aussi son caractère mondial, la destruction des paysages, les gaz asphyxiant, la guerre sous-marine et aérienne, l’importance du courrier pour les soldats, l’artisanat des tranchées, etc.
Quelques photos d’archives viennent parfois rappeler qu’il ne s’agit pas d’une fiction, tandis que quelques mots compliqués font l’objet d’une petite explication.
L’ensemble forme un matériau original où l’on retrouvera tous les ingrédients nécessaires pour une (bonne) leçon particulière sur la guerre jusqu’à l’évocation finale de la paix. ●
Stéphane Moulain
- Guillaume Apollinaire et Laurent Corvaisier, Il y a,
Rue-du-Monde ; 18,5 euros.