DOSSIER
- p. 23 du dossier du numéro 103 de la revue de l’Ecole Emancipée / Par Xavier Dunezat, coauteur avec Fabrice Dhume, Camille Gourdeau et Aude Rabaud de : Du racisme d’État en France ?, Le Bord de l’Eau, 2020.
Une analyse prenant en compte la longue histoire coloniale, patriarcale et capitaliste de la France permet de comprendre la surreprésentation des jeunes garçons racisés issus des quartiers populaires dans les victimes de violences policières.
La mort de Nahel, comme les autres crimes racistes, déplace le regard vers ce qui autorise les institutions républicaines à discriminer singulièrement une part des habitant·es du « pays des Lumières ». Il est d’abord tentant de chercher des explications « antiracistes » du côté de la jeune victime : ce serait sa couleur de peau qui, en dernier ressort bien commode, expliquerait le geste raciste policier dont on cherche à tout prix à mesurer « l’intentionnalité » pour s’en démarquer. Il est aussi tentant de chercher des explications « anticapitalistes » du côté de la jeune victime prolétaire : ce serait son appartenance aux quartiers populaires qui expliquerait les violences policières dont les logiques seraient « universalistes ». On laisse alors sous le tapis les processus et mécanismes spécifiques par lesquels des délégataires de l’autorité publique sont autorisé·es à discriminer, voire tuer, des jeunes… et pas d’autres.
Depuis plusieurs décennies, grâce aux mouvements sociaux antiracistes, différentes expressions circulent dans le débat politique et font l’objet d’investigations dites académiques. Racisme systémique, institutionnel, quotidien, structurel… ou encore d’État. Par-delà leurs singularités, ces expressions ont en commun de faire polémique parce qu’elles proposent une redéfinition politique du racisme et ne se contentent pas de l’alibi capitaliste ou de quelques « brebis galeuses racistes » pour cacher ce qui fait l’ordinaire des jeunesses racisées. Pour comprendre comment le tir policier sur Nahel a engendré en quelques heures de nouvelles révoltes urbaines, notre travail propose d’articuler au moins quatre facteurs explicatifs.
Les deux premiers font consensus « à gauche ». Un facteur professionnel a trait aux formes de militarisation croissante du travail policier dans le « maintien de l’ordre » : cette dynamique éclaire la montée attestée, depuis 2017, du nombre de personnes tuées par le travail policier, notamment des jeunes hommes racisés. Le deuxième facteur, plus géographique, clive « la jeunesse » en termes de classe : il existe des « beaux quartiers » et des « quartiers populaires », le communautarisme bourgeois des premiers alimentant en continu le déclassement des seconds, au détriment des populations descendant d’immigré·es qui y sont sur-représentées, en partie en raison de leur surexposition à la pauvreté. Mais cette dynamique de classe et son caractère racisé ne sont pas intelligibles si l’on occulte les processus qui fabriquent une jeunesse racisée masculinisée. Le consensus est alors moindre.
Les jeunesses racisées désignent des expériences de position sociale minorisée résultant des logiques de racisme quotidien, structurel, institutionnel, systémique… qui traversent aussi les institutions chargées d’administrer la jeunesse, de l’école à la justice et la police en passant par le travail social. Ces logiques reconfigurent « la race perçue » des un.es et « la blanchité invisible » des autres au sein du fonctionnement ordinaire des institutions. Le racisme français et ses spécificités sont, selon notre approche, indissociables de l’esclavage, de la colonisation et des politiques migratoires par lesquelles les personnes – fabriquées et/ou perçues comme – issues du continent africain ont été et sont discriminées de manière singulière pour devenir ici les principales victimes des crimes racistes.
Ces trois dynamiques – policière, géographique, historique – ont simultanément alimenté des pratiques et représentations institutionnelles discriminatoires, y compris légales, si l’on prête attention au droit migratoire à deux vitesses qui sépare « français.es » et « étranger.es », « européen.nes » et « non-européen.nes ». Le crime raciste est alors d’autant plus plausible que le geste raciste qui tue ne constitue qu’un cran de plus dans le continuum des pratiques discriminatoires, légales ou non, qui visent les personnes vues comme (nord-) africaines.
Enfin, la masculinisation disproportionnée des auteurs et victimes de crimes racistes révèle combien le genre clive aussi la jeunesse racisée et son traitement institutionnel. Là encore, plutôt que de pointer les pratiques virilistes des « sauvages » vis-à-vis des institutions, il s’agit d’analyser comment le racisme institutionnel a toujours été en interaction avec des formes de sexisme institutionnel au long cours qui ont fabriqué la figure du « garçon arabe » ou « africain » violent.
Selon cette approche dite intersectionnelle, la mort de Nahel – jeune garçon racisé des quartiers populaires – n’est intelligible que si « la France » se confronte à la longue histoire raciste, patriarcale, capitaliste de ses institutions. ■