C’est un mouvement social inédit à plus d’un titre ; c’est sans doute aussi l’un des plus puissants des dix dernières années, et le seul qui ait donné lieu à un véritable affrontement avec le gouvernement socialiste. Six mois ont passé depuis le 15 septembre, date de la dernière manifestation contre la loi El Khomri, et il est temps, avec un peu de recul désormais, de tenter d’en dresser un bilan. A la veille d’élections d’importance pour le pays, alors que nous savons que le mouvement social est plus que jamais nécessaire pour peser sur les politiques qui se dessinent et pour faire barrage aux projets les plus réactionnaires, il est utile de réfléchir à ce qui a fait la force de cette mobilisation, et d’en analyser également les limites et les faiblesses… L’école émancipée verse, à la réflexion collective, cette contribution sur un mouvement puissant, unitaire, populaire qui n’a pas connu, cependant, d’issue victorieuse.
Depuis plusieurs mois, et encore à la fin 2015, le contexte qui domine est celui de la division des organisations et de l’atonie des citoyen-nes et des directions syndicales. Alors que les politiques économiques et sociales sont régressives (ANI, Pacte de responsabilité, …), aucune volonté de mouvement ne se fait jour. A ce contexte d’atonie vient s’ajouter la sidération provoquée par les attentats de novembre et la déclaration de l’état d’urgence. L’état d’esprit de la population n’est pas celui de la révolte : la déchéance de nationalité voulue par Hollande suscite de vives oppositions, mais pas de mouvement de foule. Pendant ce temps, on assiste impuissant-es à la lente mais sûre montée du FN et à l’adhésion aux idées d’extrême-droite.En Europe, les populations sont écrasées par les politiques imposées par l’UE et la Troïka. La Grèce est sacrifiée pour l’exemple sur l’autel de l’austérité, même Syriza n’est pas capable de résister à l’UE. Pas d’alternative, place au renoncement. En Espagne, les espoirs suscités par Podemos font eux aussi long feu.Quant au niveau international, la guerre en Syrie se poursuit, les populations civiles subissent le joug de la dictature de B. El Assad aussi bien que la terreur de l’EI et les migrations vers l’Europe sont massives : cette situation tendue est inédite également pour les pays d’accueil, les politiques migratoires des uns et des autres vont révéler une Europe forteresse hostile aux migrants.
Le mouvement social qui émerge en mars 2016 est donc un mouvement inattendu, voire inespéré. Les organisations syndicales sont depuis le printemps 2015 inquiètes sur le contenu de la future loi Travail, et la CGT pose très tôt (dès février) une date de mobilisation, le 31 mars, dans le paysage. Mais rien ne dit que les salarié-es vont suivre. Le premier rassemblement se fait à l’initiative de la jeunesse (9 mars) ; amplifié par une pétition en ligne lancée par C. De Haas (qui recueillera plus d’un million de signatures, en un temps record), relayé immédiatement sur les réseaux sociaux (#onvautmieuxqueça), ce mouvement « réveille » une population précarisée, malmenée, souvent dans l’incapacité de faire grève, et qui en quelque sorte vit déjà sous le joug de la loi travail : elle relève soudain la tête, et tout de suite le mouvement entraîne une partie conséquente des salarié-es du privé.
Moteur ?
La première caractéristique, c’est qu’on ne sait pas qui (quel secteur d’activité) « tire » ce mouvement, ni exactement quand il commence, ni quand il finit. Au départ, on a pu penser que l’atout principal était la jeunesse, on s’est aperçu rapidement que ce n’était pas le cas : elle lâche prise très vite. Estce le fait de la période (examens), des formes d’organisation de lutte qui ont considérablement évolué dans le monde étudiant (peu d’AG, très peu d’occupations de fac, un recul des organisations syndicales et une place plus importante de mouvements « autonomes » à l’activisme plus minorisant que massifiant) ? Est-ce le fait que le pouvoir a très vite et très fort « cogné » sur la jeunesse, en usant de violence et de répression dès les premières manifestations, avec un effet dissuasif ? Ou encore le fait que le gouvernement a très vite consenti une enveloppe de 500 millions à destination de la jeunesse précarisée, et tenté d’éteindre la colère à peine exprimée ?
La Fonction Publique n’est pas, elle non plus, moteur de ce mouvement, loin s’en faut. Pourtant, organisations de jeunesse comme de la FP sont toutes restées partie prenante de l’intersyndicale et du combat contre la loi Travail, malgré le peu d’implication de leurs troupes. L’UNEF et la FSU, seule orga à n’être que FP, les autres étant confédérées, seront présentes du début à la fin, ce qui en fait une situation inédite. Ce qui est donc certain, c’est que l’intersyndicale (CGT- FO – FSU- Solidaires – et orgas de jeunesse) rythme le mouvement, et qu’elle propose des initiatives qui seront toutes suivies par les salarié-es. Ce n’est donc pas un secteur, le moteur du mouvement, mais c’est l’intersyndicale, ce qui est inédit dans un mouvement social.
Articulation des luttes
Le 9 mars, le mouvement est amorcé de façon conséquente. La CGT ne cesse de marteler l’importance du 31 mars comme date centrale de mobilisation, et concentre tous ses efforts sur cette échéance (la CGT est en congrès à cette période). Cela aura des conséquences importantes sur le 22 mars, décidé bien en amont par les fédérations de fonctionnaires, toutes unies pour une journée de grève sur les questions salariales. Ce 22 mars pose différents problèmes : pour les un-es, il pourrait affaiblir et faire contre-feu à la date centrale du 31 ; pour d’autres, dont la FSU, c’est le moyen, à travers une grève sectorielle, de toucher les agent-es et de les rallier à la mobilisation interpro. C’est aussi un moyen de « tenir » jusqu’au 31, avec une action « relais » qui entretiendrait un climat de mobilisation sociale. Cet appel à la grève, sectorielle mais ô combien légitime vu la situation salariale des fonctionnaires et la précarité de nombre d’agent-es, était nécessaire : elle aurait peut-être permis d’amorcer une mobilisation dans la fonction publique, et de jouer dès le début du mouvement la carte du « tou-tes ensemble, public et privé » qui n’a jamais vu le jour… Cette grève du 22 mars n’existera finalement pas, Solidaires et la CGT se retirant de l’appel.
Pendant tout le mouvement, cette question de l’articulation entre mobilisations sectorielles et action interpro va se poser : perçues auparavant comme alimentant les mobilisations interpro, les actions sectorielles sont vécues alors comme des concurrentes. Mais pour le 22, la raison profonde réside surtout ailleurs : la signature de PPCR par la CDFT, l’UNSA et la FSU a laissé des traces dans l’intersyndicale FP. Ravivée par l’appui de la CDFT au gouvernement lors de la loi Travail, cette fracture semble alors insurmontable aux orgas (CGT- Solidaires) qui ne peuvent faire grève avec la CFDT le 22 mars et la combattre le 31. Pourtant, dans la FP sur la question salariale, la plate-forme revendicative est partagée par toutes les orgas. Il aurait été bon de mener cette bataille, sans préjuger du positionnement de la CFDT et de l’UNSA, pour trois raisons : dans l’intérêt des salarié-es, évidemment, mais aussi pour associer CFDT et UNSA à ce bras de fer contre le gouvernement, (ce qui les aurait fragilisés en tant qu’allié-es sur le dossier interpro), et enfin pour imposer au gouvernement un recul qui aurait permis d’enclencher d’autres défaites, et donc de renforcer le rapport de forces contre la loi Travail.
Forme et rythme
Le rythme de mobilisation est soutenu, des dates se succèdent, les formes alternent (manifs le samedi, journées de grève, manifestation nationale le 14 juin, blocages économiques…). La mobilisation est rythmée par l’intersyndicale nationale qui se réunit toutes les semaines et en donne le tempo. Si la CGT représente le gros des militant-es impliquées (ce qui donne lieu de la part du gouvernement à une stigmatisation de la confédération, et une violente répression syndicale à l’encontre de ses militant-es), de nombreux-ses salarié-es s’impliquent au fil des dates proposées : en pointillé, certains secteurs d’activité se mettent en mouvement, d’autres se retirent, des entreprises entières font de même et le mouvement rebondit. Les secteurs les plus protégés et syndicalisés mènent les grèves reconductibles dans les grandes agglomérations, une part non négligeable du salariat d’entreprises plus petites se met en grève également. Pour la première fois depuis longtemps, ce mouvement marque donc le retour des travailleur-ses du privé dans la lutte, dans les manifestations et les grèves, ce qui est fondamental !
C’est un mouvement multiforme, et en cela, peu traditionnel : à côté des manifestations de rue et des grèves de salarié-es, d’autres formes sont des relais et des appuis au mouvement, et permettent de l’inscrire dans la durée. Nuit Debout (Cf suite du texte) au soir du 31, d’abord à Paris puis dans les villes de Province, tout au long du mouvement ; les blocages économiques qui paralysent certaines villes (Le Havre notamment) et représentent une menace sur l’alimentation en carburant de zones industrielles centrales (telles que les aéroports) ; l’adhésion des citoyen-nes qui ne participent pas physiquement aux mobilisations, mais les soutiennent (ce qui permet, aussi, au mouvement de durer) : malgré les blocages pourtant impopulaires parce que gênants au quotidien, les sondages révèlent une population massivement acquise au mouvement.
Un mouvement qui pèse sur le gouvernement
Très vite, ce mouvement se révèle comme très politique, et au travers de cette loi Travail qu’il combat, c’est bien toute la politique du gouvernement (le libéralisme, l’austérité, les politiques anti sociales …) qu’il conteste, et le gouvernement Hollande-Valls qu’il accuse. Le gouvernement perçoit la menace et marque sa volonté, dès les premiers instants, de juguler le mouvement. Pour ce qui est des jeunes, il désamorce très vite le début de révolte avec les mesures accordées… Pour ces derniers, comme pour les militant-es syndicaux-ales, il fait un usage systématique de la violence et de la répression policières : gazage lors des manifs, interpellations, garde à vue…
Les dispositifs policiers sont très lourds, et tout est fait au fil du mouvement (technique de la nasse, enfumage, violences, guérilla) pour dissuader de participer aux manifestations. Le 1er mai, journée traditionnelle de manifestations pacifiques et plutôt familiales, se trouve placé au sein du mouvement et apparaît comme un relais sur la problématique des droits au travail : la manifestation parisienne sera elle aussi émaillée de violences policières, des enfants et des personnes âgées seront indifféremment gazé-es avec d’autres manifestant-es. Malgré une répression exemplaire à l’encontre des manifestant-es, la mobilisation se poursuit sans faiblir.
Les « incidents » qui surviennent lors des manifestations, le vandalisme, les violences sont instrumentalisés et au final servent les intérêts d’un pouvoir qui veut dissuader les manifestant-es : à plusieurs reprises, des manifestations sont interdites, et pas seulement à Paris. Dans de nombreux cas, elles sont au mieux « empêchées » … Car il s’agit bien d’abus de pouvoir de la part d’un gouvernement autoritaire qui n’hésitera pas, à trois reprises, à brandir le 49-3 pour passer en force au mépris du peuple et des règles démocratiques ; un gouvernement qui fait usage de la force car il n’a plus de majorité parlementaire, qui est contesté en son sein, rejeté par la population.
Cette dérive autocratique ne fait que renforcer la détermination des manifestant-es.
Les limites de ce mouvement
Il n’a pas entraîné la majeure partie de la population, ne s’est pas étendu, ni généralisé. Il a permis aux salarié-es du privé de renouer avec la mobilisation, ce qui n’est pas rien, mais il n’a pas touché toutes les formes de prolétariat, en a exclu notamment les franges les plus précarisées. Il n’a pas non plus entraîné la jeunesse, moteur qui aurait pourtant été déterminant. Il n’a pas réussi à concerner la FP. Pourquoi ?
Les fonctionnaires ont conscience que ce qui se joue pour le privé aura des retombées dans le public, ils-elles l’ont déjà vécu sur d’autres dossiers, les retraites notamment. Ils-elles savent aussi que leurs amis, leurs enfants sont concernés par ce dossier central du droit du travail, qu’il s’agit là d’un enjeu global de société. Il ne faut pas chercher le retrait des agent-es dans une moindre conscience ou un déficit d’information. La FP a connu de nombreux mouvements durant les 15 dernières années, elle a été très sollicitée à s’engager (2003 décentralisation et retraites, 2006 CPE, 2010 retraites, pour ne prendre que les mouvements les plus importants, et sans énumérer les luttes sectorielles) : aucune victoire au tableau, mis à part le CPE… Dans le même temps, la FP s’est vue laminée : suppressions de postes massives sous Sarkozy, attaques récurrentes contre le statut, gel des salaires, perte de sens des missions de service public, new management…. Le statut des fonctionnaires est présenté comme un privilège et tout est fait pour qu’ils-elles se voient en concurrence avec les salarié-es du privé. Même s’ils-elles soutiennent le mouvement, même s’ils-elles sont conscient-es qu’il s’agit là d’un enjeu de société qui les concerne donc eux-elles aussi, en fait, ils-elles se situent en extériorité. Leur mise en action n’a donc pas eu lieu : on peut penser qu’elle n’aurait pas été beaucoup plus massive avec une action volontariste de la part de la FSU et de ses syndicats. On peut cependant regretter la timidité globale de la fédération à outiller les personnels sur ce dossier et ses éventuelles retombées.
L’atout central
Ce mouvement a pourtant pour lui une intersyndicale unie, dans les modalités, le rythme et dans la durée. Et cette intersyndicale ne « trahit » pas, reste en accord avec la base. C’est une situation inédite dans un mouvement aussi long, et indéniablement un atout : ce mouvement suscite l’adhésion, même de ceux-celles qui n’y participent pas. Il est construit autour d’un mot d’ordre simple et unifiant (retrait), et un mot d’ordre « atteignable », qui fait penser qu’on peut gagner… Autre atout de taille : la complémentarité avec les Nuits debout : au soir du 31 mars, naissance de ce mouvement des places, qui va s’étendre très vite à la Province. Avec Nuit debout émerge le retour du débat public : la population reprend sa place dans la vie de la Cité, renoue avec une forme de démocratie qu’elle prétend réinventer. Il faut noter d’ailleurs que Nuit debout inquiète aussi le pouvoir : très politique, Nuit debout ratisse « large », aborde tous les sujets, réinvente la société, repense les règles de la démocratie, remet en cause toute forme de pouvoir vertical, et prétend traiter de l’écologie, de l’emploi, des migrants, de l’école, de la constitution…. au point qu’il est, au moins au départ, très réprimé : la police vide la place de la République avec violence, à plusieurs reprises…
Après la bagarre
Ce mouvement n’a pas eu de fin, il a juste été mis en suspens. L’intersyndicale avait appelé à enjamber les congés d’été et à manifester le 15 septembre, alors que la loi était passée grâce au 49- 3, en demandant donc son abrogation. Le puissant mouvement des 3 mois du printemps n’avait pas empêché le vote de la loi, personne ne pouvait penser qu’une manifestation de plus réussirait à obtenir son abrogation. Pourtant, le 15 septembre n’a pas été ridicule, les salarié-es ont réaffirmé la justesse de leur combat, dans la rue. S’ils-elles ne sont pas défait-es, s’ils-elles n’ont pas d’amertume, c’est parce qu’ils-elles ont le sentiment d’avoir raison. Et ils-elles sont renforcé-es dans leur détermination par le jeu qu’a joué le gouvernement, à travers la répression et l’usage du 49-3 à plusieurs reprises : les citoyen-es, y compris ceux-celles qui n’étaient pas engagé-es dans le mouvement, n’ont plus d’illusion sur la nature du gouvernement, c’est là une véritable leçon de choses.
Une question demeure cependant : pourquoi n’a-t-il pas été possible de converger au niveau européen, alors que des manifestations étaient programmées début octobre, alors que les mêmes méfaits, la même offensive contre les droits des salarié-es étaient contenus dans d’autres réformes (comme la loi Peeters en Belgique) ? La convergence des luttes ne s’est pas imposée…
Alors si les salarié-es ne sont pas défait-es, sont-ils-elles prêt-es à se battre à nouveau ? Sont-ils-elles seulement prêt-es à aller voter ? Beaucoup sont très désabusé-es… Paradoxalement, alors que l’intersyndicale n’a pas été désavouée par la population, il nous faudra aussi penser les suites en termes de distance possible face aux syndicats, qui ont fait la démonstration de leur impuissance : alors qu’ils étaient unis, et sur le long terme, ils n’ont pas permis de gagner… Un des enjeux syndicaux aujourd’hui est de ne pas perdre les déçu-es en route.
Un autre enjeu aurait été de capter les forces militantes qui émergeaient avec Nuit debout, peut-être est-ce là le constat d’un rendez-vous manqué : alors que la société civile se réunissait sur les places pour s’engager à faire vivre la démocratie autrement, alors que se dégageaient des forces militantes qui témoignaient d’une vitalité pour construire l’avenir, il semble bien que ces forces vives n’aient pas été « captées ». Les dirigeant-es syndicaux-ales ont été invité-es à participer place de la République à Paris, certain-es (CGT, Solidaires) s’y sont rendu-es, la FSU ne l’a pas fait. Les forces de Nuit debout n’ont-elles pas été dispersées, éparpillées, quand on aurait dû les rassembler pour construire un front de résistance ?
C’est une question qu’il faut se poser.
Et la suite ? Si le combat est momentanément à l’arrêt, les raisons de lutter vont revenir très violemment pour les salarié-es dans les semaines qui viennent et notamment avec le retour annoncé de la droite et la montée de l’extrême droite ; le syndicalisme de lutte et de transformation sociale s’est incarné dans cette intersyndicale durant des mois : CGT, Solidaires et FSU ont su travailler et avancer des revendications et des actions ensemble.
L’attitude unitaire de la CGT est à souligner et il est à souhaiter qu’elle se poursuive et qu’elle s’étoffe. Il en va de l’avenir du syndicalisme, notamment dans les masses précaires de plus en plus nombreuses. Nos organisations ont su construire un outil syndical commun qu’il faut faire vivre de façon durable, le contraire serait un véritable gâchis. Il y a aujourd’hui (et encore plus demain) nécessité de construire un cadre pérenne de communauté d’idées et de valeurs, d’objectif commun de lutte et de transformation sociale, pour résister, pour affronter les combats à venir et pour les emporter. Quels que soient les contours proposés (tribunes communes, ateliers revendicatifs pour prolonger le travail du printemps, ou autres stages ou colloques animés de façon intersyndicale), nous devons poursuivre le travail commun. Nous n’avons pas d’autres choix dans la période.
[/Février 2017/]