Le mouvement des Gilets Jaunes marque la séquence sociale et politique. Totalement inattendu, il a déstabilisé le pouvoir et redonné de la crédibilité à l’action collective : mobilisations déterminées (récurrence des actions, occupations de ronds-points 24h/24h pendant plusieurs jours…), soutien populaire à des niveaux rarement atteints pour un mouvement social ces dernières décennies, un pouvoir qui vacille et est contraint de réagir. Ce mouvement est cependant caractérisé par la quasi-absence des organisations syndicales. Beaucoup d’inédit donc dans cette séquence et d’interrogations pour le syndicalisme de transformation sociale. Cette contribution cherche à participer au débat nécessaire sur un mouvement en cours qui va marquer le quinquennat Macron.
Initialement motivé par le refus de la hausse des taxes sur les carburants, le mouvement des gilets jaunes a rapidement vu ses revendications s’étendre à la vie chère, aux injustices fiscales, aux questions démocratiques. Lorsque émerge début novembre la dynamique initiée sur les réseaux sociaux, nous sommes nombreux/ses à craindre l’émergence d’un mouvement réactionnaire anti fiscal. La France en a connu, et des dynamiques contemporaines existent (Tea Party aux USA notamment). La présence visible du petit patronat a pu légitimement alimenter cette hypothèse. Mais assez rapidement, la question des taxes sur le carburant apparaît comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase d’une colère plus générale qui s’incarne dans les revendications contre les injustices (fiscales notamment, avec le marqueur de l’ISF, contre les taxes indirectes, c’est-à-dire les plus injustes), pour des services publics notamment dans les territoires péri-urbains, et contre un système politique en crise profonde de légitimité.
Un mouvement confusionniste ?
Aucun mouvement social n’est pur a priori. Et celui-ci se construit dans une société française travaillée depuis 30 ans par des politiques xénophobes de différents gouvernements et par une extrême droite qui s’est hissée au second tour de la présidentielle et est en tête des sondages pour les européennes. Le risque d’une perméabilité aux discours et aux pratiques les plus nauséabondes est réel. D’autant qu’une partie de l’Extrême Droite militante cherche à investir le mouvement, quand les organisations progressistes sont, elles, très discrètes… Cette fraction de l’ED n’a pas aujourd’hui les forces militantes pour orienter nationalement un mouvement populaire, mais elle a acquis les capacités depuis quelques années, sur les réseaux sociaux et dans certaines régions de déverser son venin. Et pourtant, au-delà des coups médiatiques et Fake news de l’ED, au vu des revendications discutées sur les plateformes numériques, des enquêtes de terrain, et même selon le secrétaire d’État au numérique, nos pires cauchemars ne se réalisent pas [[Le secrétaire d’Etat, Mounir Mahjoubi en convient lui-même dans une tribune au Monde, le 1er janvier que « Dans leur immense majorité, les « gilets jaunes » que j’ai rencontrés ou qui participent au débat sur les réseaux sociaux ne sont ni violents, ni séditieux, ni anti-écologie, ni racistes, ni antisémites, ni homophobes. » cf. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/01/mounir-mahjoubi-et-les-gilets-jaunes-elevons-nous-a-la-hauteur-des-francais/]].
La question au sein du syndicalisme de transformation sociale ne devrait donc plus être en ce début d’année de savoir comment caractériser le mouvement. Il ne s’agit pas non plus d’attendre qu’il se décante de lui-même, au risque qu’avec le temps et notre absence, l’extrême droite prospère réellement. Il s’agit de savoir comment nous, syndicalistes, pouvons agir pour favoriser toutes les issues progressistes possibles. La bataille contre le TCE en 2005 n’avait rien d’évident, mais si le Non de gauche l’a emporté sur le Non nationaliste, c’est du fait d’une dynamique militante impulsée par nos organisations dans leur diversité. La société française connaît un fort moment de politisation, notamment au sein d’une fraction de la population éloignée des formes de la participation politique traditionnelles, de nombreuses questions ont été discutées sur les réseaux sociaux, sur les ronds-points, au travail…Nous devons nous en réjouir et l’alimenter.
Un mouvement par procuration ?
Les premières enquêtes réalisées par deux collectifs de chercheurs de Lille et Bordeaux donnent quelques indications. Un ancrage fort au sein des classes populaires avec une surreprésentation d’employé.es, et donc de femmes dont de nombreuses mères célibataires très exposées à la précarité, mais également d’auto entrepreneurs, de petits artisans, de jeunes précaires, ou de retraité.es. Et politiquement, ni plus à gauche ou à droite que la société française dans son ensemble. Ce mouvement est le révélateur de dynamiques connues : éclatement du salariat et plus encore d’un monde du travail de plus en plus protéiforme : des auto entrepreneurs, ou de petits artisans sont objectivement inscrits dans des relations sociales très proches de salarié.es. Mais ils participent d’un monde du travail peu organisé, n’ayant pas souvent l’occasion d’être en contact avec des équipes syndicales (pensons également aux salarié.es de TPE et PME soumis à la concurrence et la sous-traitance). Distance qui explique en partie les discours anti syndicaux, qui peuvent être levés lorsqu’une démarche est entreprise [[Le récit fait par la CGT de rencontres sur les ronds-points est ainsi assez éclairante : https://www.nvo.fr/gilets-jaunes-et-cgt-convergences-sur-les-ronds-points/]].
Le salariat plus stable, celui des grandes entreprises ou de la fonction publique, cette fraction, un peu plus syndiquée et qui compose plus traditionnellement les mouvements sociaux ces dernières décennies, bien que présente, n’est pas forcément majoritaire au sein du mouvement des Gilets jaunes. Il en est de même des grands centres urbains et de leurs quartiers périphériques. Une composition qui explique en partie l’inédit dans les formes et lieux de mobilisations où, dans sa première phase, ce mouvement ne s’est pas traduit par LA grève mais par des occupations durables de ronds points et par des manifestations. C’est indubitablement un mouvement de classe (par sa composition sociale, ses revendications), qui réhabilite la lutte de classes, même si ce n’est pas les formes que nous avons connues durant des décennies. Toutes les enquêtes d’opinion indiquent par contre le soutien très massif, y compris des secteurs non mobilisés, ce qui rappelle la « grève par procuration » de nov-déc 1995. Ils ne sont pas forcément « Gilets jaunes », mais partagent les préoccupations de partage des richesses, de critiques du gouvernement, de sa politique tout comme de son mépris.
Et il faut bien reconnaître que ce mouvement vient de remporter une première victoire (certes partielle et insuffisante, comme le sont à peu près toutes les victoires des exploité-e-s et des dominé-e-s) face à un gouvernement très arrogant … alors que, depuis une quinzaine d’années, le mouvement ouvrier organisé, avec ses syndicats et ses partis, enregistre, lui, défaites sur défaites, reculs sociaux sur reculs sociaux !
Le mouvement ne serait pas une mobilisation massive comme on en a connu à d’autres époques ? Il est vrai qu’on est loin des grandes manifestations syndicales d’il y a quelques longues années. Mais, quelle que soit la réalité des chiffres, c’est ce nombre qui a contraint E. Macron à ce recul. Malgré la répression tous azimuts, mais grâce à la détermination de la mobilisation, de sa permanence dans des conditions difficiles, dehors sous la pluie et le froid, et ce, avec le soutien très majoritaire du reste du salariat et de la population. Pour obtenir plus, il faut certainement plus de monde dans la lutte, dans la rue, dans la grève. Il faut donc profiter de la séquence et s’y mettre enfin ! Les syndicats peuvent faire la démonstration qu’ils peuvent amener plus de monde et changer aussi les choses à leur façon !
Un pouvoir affaibli
E. Macron se voit dans l’obligation en décembre de réagir autrement que par le mépris et la stigmatisation du mouvement. Certes, les annonces gouvernementales ne traduisent pas un changement de cap, sa politique est toujours guidée par le soutien actif aux ultra riches et aux grandes entreprises. Mais qui ne voit pas que le pouvoir est de fait en grande difficulté ? Cacophonie au sommet sur plusieurs sujets depuis 2 mois, démission de proches, obligation d’annuler tous ses vœux… Et un niveau de répression jamais atteint depuis Mai 68 [[https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/20/face-aux-gilets-jaunes-l-action-repressive-est-d-une-ampleur-considerable_5400077_3232.html]]. Le pouvoir macroniste est obligé d’endosser l’option répressive des gouvernements libéraux dans le monde ces dernières années : incapables d’assurer une légitimité à leurs politiques d’austérité, la matraque et les restrictions des libertés fondamentales sont maintenant leurs seules armes pour approfondir la libéralisation de nos sociétés.
Si ce pouvoir est affaibli, il n’est pour autant pas défait. Et l’absence de renforts, la fatigue, la répression peuvent conduire à un affaiblissement d’une mobilisation qui a su passer la trêve des confiseurs. Pourtant, de la capacité ou non des mouvements sociaux à arracher une victoire à ce gouvernement dépendra la suite de ce quinquennat, voire au-delà : retraites, réforme de la fonction publique, restriction des droits et libertés pour tous les mouvements sociaux, ce n’est pas seulement la conclusion du mouvement des GJ qui se joue à travers le bras de fer engagé par le gouvernement en ce début d’année 2019.
Il n’y aura rien à attendre pour nous d’un retour à la « normale ». La répression des GJ et leur défaite sans soutien de la part des syndicats, c’est l’assurance d’une perte de crédibilité dans l’action collective, dans la possibilité de prendre notre destin en main et un approfondissement de la distance envers les OS. C’est un renforcement du fatalisme et/ou de l’aigreur, meilleurs carburants pour l’extrême droite. Il n’y a rien à espérer d’un mouvement des GJ qui s’éteindrait avec le goût amer de la défaite.
Attendons-nous que tout rentre dans l’ordre… ?
Ce mouvement est caractérisé par des formes et des modalités d’actions nouvelles. Nouveautés qui interrogent forcément le mouvement syndical, comme toutes les forces organisées.
Importance tout d’abord des réseaux sociaux pour s’organiser, se donner des rendez-vous, s’échanger des arguments, mais également organiser des consultations et des votes. L’importance de ces réseaux d’informations et d’échanges étaient évidents pour qui a suivi les grandes « mobilisations des places » contre les politiques d’austérité post crise 2008, d’Occupy Wall Street aux indigné.es, en passant même par les révolutions arabes, de nouvelles formes d’organisations ont émergé, en lien parfois avec des organisations traditionnelles, en substitution d’autres fois. En France, les mobilisations pour le climat cet automne ont combiné appels « citoyens » sur des réseaux sociaux, constitution de « collectifs citoyens » via des plate-formes de discussions (discord) et appui logistique et politique de certaines organisations plus réactives.
La tendance est trop lourde pour que ces processus d’auto-organisation via les réseaux sociaux ne soient qu’un épiphénomène conjoncturel et national. Au-delà de l’outil, elle révèle une distance vis-à-vis des processus de représentation/délégation, un désir d’avoir une prise directe sur le cours des choses (ce que l’exigence de RIC dit également), et une démocratisation des savoirs faire organisationnels de sociétés de plus en plus qualifiées et éduquées. Associé à la circulation en direct des informations, c’est donc une partie des avantages majeurs des organisations (syndicales, associatives, politiques) qui disparaît ainsi. Les syndicats espagnols qui ont regardé de haut le mouvement des indignés ont dû regarder émerger les marées populaires, et non un retour à la « normale » et un retour au bercail…
Le syndicalisme à la croisée des chemins ?
Il s’agit donc pour les organisations syndicales de transformation sociale de prendre la mesure de l’événement en apportant leur soutien aux revendications de justice sociale portées par le mouvement des GJ, et en proposant des modalités d’action propres à élargir les mobilisations : il n’y a pas besoin d’être un GJ pour se mobiliser aujourd’hui pour un autre partage des richesses. Mais pour construire une mobilisation d’ensemble, les OS ne peuvent contourner la réalité de la mobilisation déjà à l’œuvre et ne pas appeler à converger avec les GJ.
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Par ailleurs, dans les issues possibles à la crise politique actuelle, la démission de Macron ou la dissolution de l’Assemblée ne sont pas exclues. De même qu’une défaite du mouvement social. Avec, alors, le risque de l’accès au pouvoir de l’extrême-droite au regard du rapport de forces politique actuel. Très vite en cas de dissolution ou de démission, ou reportée à la fin du quinquennat, en cas de défaite du mouvement social. Le pire pour notre syndicalisme dans ce contexte serait de rester l’arme au pied. Au contraire, c’est à une mobilisation d’ensemble qu’il doit œuvrer pour obtenir la satisfaction des revendications en termes de justice sociale, de services publics et de démocratie. C’est sans doute là, la meilleure réponse à l’extrême-droite : dans la preuve qu’un autre avenir démocratique et social est possible.
La dynamique des GJ en entraîne d’autres, la sympathie pour le mouvement et la compréhension que le gouvernement est affaibli donne des idées dans d’autres secteurs. Ainsi, l’apparition des stylos rouges constitue un enjeu immédiat pour la FSU. Il nous faut répondre en tant que syndicat à cette attente en nous engageant dans un puissant mouvement contre la politique libérale de ce gouvernement. Nous pouvons démontrer notre utilité en nous affichant au service de la dynamique en germe, avec humilité et sans vouloir diriger, tout en interrogeant la nécessité de s’organiser dans la durée…
Enfin, la séquence et ses enseignements nous obligeront à engager une réflexion de plus long terme sur les pratiques et l’organisation du syndicalisme.
L’équipe EE du BDFN