Maintien de l’ordre : « intimider par la violence »

L’année 2023 a vu une recrudescence des violences policières. Sebastian Roché* nous livre son analyse de la situation

École émancipée : Après la déclaration du directeur général de la police nationale (DGPN) concernant la détention provisoire d’un policier et aux réactions qui l’ont suivie, notamment celle du préfet de police de Paris (PP), vous aviez parlé de « fronde organisée au sein de l’État ». Avec le recul et au regard de la situation actuelle, confirmez-vous ces propos ?

Sebastian Roché : Tout à fait. Les propos de deux des plus hauts responsables de la police française, le DGPN et le PP, sont de nature à inquiéter sur l’évolution de la démocratie en France. Et ce, d’autant plus que le ministre de l’Intérieur n’y voit rien à objecter, et conserve toute sa confiance au directeur général. Comment cette séquence incroyable a-t-elle commencé ? Un policier tue le jeune Nahel qui est au volant d’un véhicule immobile. C’est l’homicide de trop, le 24e du même type en France. La colère explose et se répand. Des violences sont commises par des policiers de la BAC en marge – et non pas au cours – des émeutes à Marseille, dans la nuit du 1er au 2 juillet. Ils laissent pour mort un jeune homme après l’avoir matraqué au sol. Devant la gravité des faits, quatre policiers sont mis en examen, et l’un d’eux placé en détention provisoire. Et, face à la grogne des agent·es qui voient l’un des leurs placé en détention, par un magistrat indépendant à l’issue d’un débat contradictoire, le directeur général de la police nationale, M. Veaux, puis en soutien le préfet de police de Paris, M. Nunez, se lancent en politique. À les écouter, c’est à l’administration de décider comment l’État devrait fonctionner : pour eux, la police est « le quatrième pouvoir », à côté des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Ce n’est plus une administration. D’abord, les deux directeurs de la police bousculent la séparation des pouvoirs et veulent dicter, lors d’une affaire en cours, la manière dont la justice doit se comporter : il faut remettre en liberté l’agent en question. Ils montrent ensuite leur peu de considération pour un des fondements de l’État de droit dans toutes les démocraties occidentales, l’égalité devant la justice, garantie par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Or, le rapport égalitaire à la justice est ce qui fonde les régimes politiques démocratiques depuis l’abolition des privilèges lors de la Révolution française. La haute administration policière est sortie du modèle qu’on connaissait, caractérisé par une combinaison de loyauté hiérarchique, de respect des institutions et de neutralité politique. C’est un choc énorme qui va rester dans l’histoire de la police.

É.É : Quelle est votre analyse concernant la doctrine et l’usage de la police ces dernières années, que ce soit dans les quartiers populaires ou face aux mouvements sociaux (Gilets jaunes, mouvement contre la réforme des retraites, Sainte-Soline) ?

S. B : Le temps semble bien lointain où le préfet Maurice Grimaud pouvait écrire en 1968 : « je m’adresse aujourd’hui à toute la Maison : aux gardiens comme aux gradés, aux officiers comme aux patrons, et je veux leur parler d’un sujet que nous n’avons pas le droit de passer sous silence : c’est celui des excès dans l’emploi de la force. […] Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière ». En 2019, avec le préfet Lallement, c’est plutôt « nous ne sommes pas dans le même camp ». Et en 2023, avec le préfet Nunez, « je ne vois pas où sont les violences contre les manifestants ». Cela en dépit des dizaines de vidéos et de plusieurs mutilé·es depuis le début de l’année.

Il est clair qu’une considération insuffisante est donnée par la police aux droits de l’homme, à l’intégrité physique et à la dignité des personnes. Dans La police contre la rue, avec François Rabaté, on en fait l’analyse fine. Cela se manifeste d’abord par les décisions des gouvernements de doter les policier.es d’armes qui mutilent et à ne pas encadrer suffisamment l’usage de la force autant que l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Ensuite, par une fragilité du système de police tout entier, de la mise en œuvre des actions jusqu’au contrôle : ni l’appareil hiérarchique ni celui de contrôle (avec l’insuffisante indépendance qu’on lui connaît) n’ont pu faire en sorte que les comportements des agent.es, des policier.es particulièrement (par comparaison avec les gendarmes) se fassent toujours dans un cadre légal. Enfin, cette utilisation de la violence est indissociable de l’appréciation politique de la « menace » que constituaient les Gilets jaunes, « la foule haineuse », pour reprendre le mot d’Emmanuel Macron. à Sainte-Soline, sur instruction du ministre (« Pas de ZAD »), la gendarmerie a tiré 5 000 grenades en deux heures et tiré au LBD depuis des quads. En maintien de l’ordre, la police française tue et mutile plus que toute autre en Europe. C’est extravagant.

É.É : Quel constat faites-vous de la situation sociale au sein de la police, notamment en ce qui concerne la place et le rôle des syndicats de police, en particulier les syndicats majoritaires ? Le syndicalisme policier pourrait-il jouer un autre rôle selon vous ?

S. B : Le syndicalisme policier joue le rôle que le gouvernement souhaite lui voir jouer. C. Castaner quitte sa fonction en plein mouvement de contestation et d’accusation de violences policières. Après la vidéo d’un policier faisant un croche-pied à une manifestante à Toulouse, il a déclaré : « c’est l’honneur de la police qui est en jeu, on ne fait pas de croche-pied à l’éthique, sauf à s’abaisser, à abaisser la police. » De plus, il demande la suppression de la clé d’étranglement fatale à Cédric Chouviat. Pour Unsa Police, « es propos étaient malvenus » tandis que Synergie Officiers se dit soulagé de son départ : « le lien avait été distendu, voire rompu avec C. Castaner ». Le mandat qui a été donné à G. Darmanin par E. Macron a été de pacifier les relations entre le gouvernement et les policier.es, et c’est à cela qu’il s’est attelé. Son choix n’a pas été de privilégier l’écoute du public et de ses griefs pour les corriger, mais plutôt celle des syndicats de policier.es et du « malaise » qu’ils exprimaient. Ainsi, son diagnostic est qu’il fallait remédier à la vétusté des installations ou des voitures avant tout, donc à la qualité de vie au travail, et procéder à une revalorisation des fonctions exposées (primes spécifiques) et des carrières. Sans compter la préservation d’un régime dérogatoire en dépit de la réforme des retraites. La loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (Lopmi) a coûté 15 milliards (sur 5 ans), mais l’objectif est atteint : les syndicats jouent leur rôle de chien de berger et guident leurs adhérent.es en évitant toute sortie de route indésirable pour le gouvernement.

É.É : Selon vous, quels seraient les axes politiques majeurs autour desquels envisager une transformation en profondeur de l’institution policière ?

S. B : Les violences policières et la discrimination ethnique sont constatées par les policier.es des pays voisins, les institutions de l’UE, le Conseil de l’Europe, les Nations unies, la défenseure des droits, les associations professionnelles de journalistes, d’avocats, de magistrats, les universitaires et par les associations comme la Ligue des droits de l’homme. Entre autres. L’ordre est recherché au détriment des droits humains. On n’est plus dans l’équilibre mais dans l’escalade. La « bonne » police est celle qui se tient prête à être plus violente que toute autre partie. C’est vrai dans les banlieues, où le LBD a été introduit comme outil standard de police, pour frapper à distance, interpeller, punir en dépit de la réglementation. C’est vrai en manifestation, et c’est ce qui explique la mobilisation des BAC, des Brav-M, du Raid pour gérer les foules. Le but est d’intimider par la violence et de dissuader de descendre dans la rue. Avec les résultats qu’on connaît : beaucoup de policier·es blessé·es, et des manifestant·es mutilé·es par dizaines. Les plus hautes juridictions ont commencé à reconnaître l’existence du racisme policier et, autre faute de l’État, l’absence du port du numéro d’identification individuel, le RIO (ce qui empêche de rechercher la responsabilité pour faute des agent·es). Mais les mots-clés de la désescalade sont l’égalité devant la police et la redevabilité vis-à-vis de la loi et des citoyen.es. ■

Propos recueillis par CARLOS LOPEZ

* Directeur de recherche au CNRS, codirecteur de la revue européenne de référence Policing and Society, 
et auteur de La police contre la rue (Grasset, 2023). Il enseigne à Sciences Po Grenoble.

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