Article publié dans la revue n°97
Après la fin du Pacte de Varsovie et la chute du mur de Berlin, le choix a été fait par le gouvernement Clinton de conserver l’OTAN, comme outil militaire au service de l’hégémonie états-unienne. À la fin des années 2000, l’échec patent de l’intervention en Afghanistan et les contradictions internes à l’alliance à propos des conflits en Syrie – et le rôle de la Turquie – ont pu laisser penser que le temps de l’OTAN
était dépassé. E. Macron lui-même parlait de « mort cérébrale » de l’Alliance atlantique. Mais l’invasion russe de l’Ukraine début 2022 a entraîné une résurgence de l’OTAN, qui vise à s’élargir et renoue avec sa justification première de confrontation avec la Russie.
Le dernier sommet de l’Otan s’est tenu à Madrid fin juin, dans un contexte de crise mondiale sans précédent : Covid 19, effondrement de chaînes de valeurs mondiales, aggravation des conflits régionaux, et des tensions entre les grandes puissances, guerre en Ukraine, crises migratoires, climatiques, énergétiques et économiques, recomposition des relations politiques internationales.
Ce sommet a scellé une évolution en cours depuis 2014 avec l’adoption d’un nouveau concept stratégique, texte boussole de l’Alliance, qui fait passer la Russie du rang de partenaire à celui de première menace. L’Alliance va s’élargir à la Suède et la Finlande qui, à leur demande, sont invitées à en devenir membres.
Ce sommet a rendu manifeste la volonté des élites « occidentales » de répondre à ces défis en intensifiant l’escalade militariste ainsi que la tentative des États-Unis de retrouver une hégémonie mondiale remise en question après ses désastres au grand Moyen-Orient.
Comme le souligne Jaime Pastor, politiste et directeur de la revue Viento Sur : « à Madrid, l’Otan a formalisé un nouveau bond en avant dans son vieux projet de s’ériger en gendarme global de la planète au service du bloc capitaliste occidental (…), son nouveau concept stratégique constitue une redéfinition de ses ennemis et des menaces bien supérieures à celle qui a conduit à sa naissance en 1949, ou à ce que l’on a appelé la deuxième guerre froide dans les années 1980 ».
Les axes d’un nouveau concept stratégique
Premièrement, bien que la rhétorique de la Déclaration de Madrid continue de définir l’Otan comme une alliance défensive, la classification des menaces auxquelles elle est confrontée montre un saut qualitatif dans les fonctions de l’Alliance. Trois éléments fondamentaux ont été définis explicitement et dessinent un nouvel « axe du mal » :
✔ définir la Fédération de Russie comme la « menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité » (point 5 de la déclaration) ;
✔ placer la Chine en tant que « concurrent stratégique » dans tous les domaines à moyen et long terme, car elle incarne « des défis systémiques […] à notre sécurité, nos intérêts et nos valeurs qui cherchent à saper les règles régissant l’ordre international » (point 6 de la déclaration) ;
✔ établir que « l’immigration illégale » constitue un élément déstabilisant.
Au-delà, la déclaration finale n’a aucun scrupule à positionner l’Otan comme une alliance offensive : « personne ne devrait douter de notre force et de notre détermination à défendre chaque pouce du territoire des Alliés, à préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les Alliés et à l’emporter sur tout agresseur ».
Le sommet de Madrid marque un autre changement qualitatif par un élargissement international assumé. Avec l’invitation du Japon, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de la Corée du Sud en tant que partenaires de l’Otan dans la région Asie-Pacifique, son champ d’action s’étend à la scène mondiale.
Dans cette veine, la déclaration finale est truffée de références aux « acteurs autoritaires », aux « concurrents stratégiques » et aux « adversaires potentiels » qui recourent à des « stratégies de guerre hybride », telles que « des campagnes de désinformation, l’instrumentalisation de l’immigration, la manipulation des approvisionnements énergétiques et l’utilisation de la coercition économique » et qui « recourent aux conflits ». Ainsi « la fragilité et l’instabilité en Afrique et au Moyen-Orient affectent directement notre sécurité et celle de nos partenaires ». L’Otan confirme et renforce ainsi son rôle de gendarme mondial au service du capitalisme occidental, précisément au moment où la période de « mondialisation heureuse », inaugurée à la fin du siècle dernier, peut être considérée comme terminée.
La nouvelle période qui s’ouvre sera dominée par de nombreux défis, accélérés et aggravés par la guerre en Ukraine. Il s’agit notamment de la crise climatique et énergétique, des crises alimentaires dans un nombre croissant de pays et des mouvements migratoires qui en découlent, de la stagflation(1) et de la menace de récession, de la perspective d’une nouvelle crise mondiale de la dette, de l’hypothèse d’une nouvelle vague de pandémies et de crises de la santé et des soins et, enfin, du risque d’une escalade militaire menant à une guerre nucléaire.
Forces et fragilités de L’Otan
Pourtant, alors que ce sommet semble être une réaffirmation du leadership américain, fortement conditionné par la guerre en Ukraine, il est difficile de croire que l’unité de l’alliance soit durable. Comme le note Jonathan Eyal dans le Guardian du 3 juillet 2022 : « dès que Moscou laissera entendre qu’elle souhaite un cessez-le-feu en Ukraine, toutes ces opinions divergentes au sein de l’Otan apparaîtront au grand jour. Si la raison d’être même d’un texte comme le concept stratégique est d’exposer au grand jour l’unité de l’Alliance autour de principes clefs, cela ne signifie pas, pour autant, que les dissensions disparaissent, loin de là.
Le nouveau concept stratégique de l’Otan adopté à Madrid comprend un total de 71 engagements catégoriques (we will) en seulement 11 pages de texte. Certes un ensemble admirable d’engagements, mais certains ne tiendront pas lorsque les armes se tairont en Ukraine ».
De même, comme le souligne P. Rousset, « La question reste : l’Otan a-t-elle les moyens d’appliquer sa politique ? Il n’y a rien d’évident à cela. Alors que la plupart des pays de l’ONU ont condamné l’invasion, seule une petite minorité a pris la voie des sanctions ».
Cependant, le sommet de l’Otan à Madrid a mis en évidence deux éléments pertinents qui peuvent difficilement être négligés : premièrement, la faible mobilisation contre le sommet, dans un pays qui, dans les années 1980, avait organisé des mobilisations historiques contre l’incorporation de l’Espagne à l’Otan – soutenue par le gouvernement socialiste – ainsi qu’un rejet traditionnel de la politique impérialiste américaine ; deuxièmement, le soutien populaire que l’Otan a obtenu après l’invasion russe de l’Ukraine, qui masque les intérêts derrière sa politique et justifie aux yeux de larges secteurs sociaux l’énorme augmentation des dépenses militaires (jusqu’à 2 % du PIB) convenue au sommet de Madrid…
à cela s’ajoute le fait qu’à gauche, la faiblesse du mouvement antiguerre et anti-armement a pu alimenter des tendances « néocampistes » (notamment en ce qui concerne la guerre en Ukraine), mais a aussi conforté un courant néo-atlantiste pour lequel le renforcement de l’Otan dans le contexte actuel apparaît comme une garantie contre l’expansionnisme russe ou chinois.
Face à ces deux impasses, la boussole de l’émancipation passe par la solidarité avec les peuples attaqués et avec toutes celles et ceux qui cherchent refuge et asile, tout en s’opposant fermement à l’augmentation des budgets militaires et à la course aux armements dans chaque pays, au détriment des besoins écologiques et sociaux. Il est nécessaire de construire une alternative à la conception militariste de la sécurité et de la coexistence dont Jaime Pastor décrit « l’équation » : « Nous devrions opposer une idée multidimensionnelle de la sécurité mondiale, capable de répondre à l’ensemble des crises en plaçant la défense de la vie et des biens publics et communs au centre face à l’urgence mondiale chronique. Et nous savons que cela est incompatible avec la survie du capitalisme sous n’importe laquelle de ses versions, qu’elle soit occidentale, orientale ou méridionale ». ●
Sophie Zafari
- Croissance faible associée à une inflation importante.
Les nouveaux non-alignés
Le non-alignement est redevenu un thème récurrent. Le terme séduit, réveillant la mémoire de la conférence de Bandung en 1955. Cette conférence s’était tenue sous les auspices du dirigeant indonésien Soekarno, avec notamment en vedette Zhou Enlai pour la Chine, Nehru pour l’Inde, Nasser pour l’Égypte, Sihanouk pour le Cambodge, Tito pour la Yougoslavie, ainsi que le Japon (seul pays industrialisé) et Hocine Aït Ahmed pour le FLN algérien. Le Mouvement des non-alignés (MNA) s’inscrivait dans un vaste combat pour la décolonisation et la remise en cause de l’ordre dominant.
Rien à voir avec les non-alignés d’aujourd’hui, composés en règle générale de régimes qui n’ont rien de progressistes. Ainsi, l’Inde de Modi est considérée par de nombreux courants de gauche comme fasciste. Cependant, la référence au non-alignement signifie que les affaires continueront comme avant et que la Russie n’est pas isolée sur le plan international, d’autant plus que sa dénonciation des perfidies de l’Occident entre en résonance avec la mémoire populaire de la colonisation ou de l’invasion de l’Irak.
Aux frontières européennes de la Russie, tout étant relatif, l’Otan et l’Union européenne apparaissent certes plus démocratiques que le régime poutinien, même si le programme de reconstruction de l’Ukraine discuté à Lugano, dans la perspective de l’après-guerre, veut imposer à la population les canons de l’ordre néolibéral.
Pierre Rousset
Site Europe-solidaire