Comme dans tous les métiers, les enseignants se heurtent à des dilemmes de travail
qui imposent des choix immédiats. Si l’expérience permet d’en résoudre certains,
les empêchements se multiplient avec les réformes. Le professionnel s’épuise à bien faire
son travail quand ce n’est plus possible. Cette « crise de réalisation du travail »
se retourne contre lui et le métier. Depuis 2001, Danielle Ruelland et Jean-Luc Roger(1) mènent une recherche avec des enseignants. Danielle Ruelland(2) nous présente
une expérience avec des professeurs de mathématiques à Besançon, témoignage original
du rôle du collectif pour reprendre en main le métier.
◗ Ecole Emancipée : Comment ces collectifs se sont-ils constitués ?
Danielle Ruelland : Les enseignants du premier collectif désiraient réfléchir sur ce qu’ils ne parvenaient plus, ou pas, à faire afin de (re)trouver le sens du métier. Le « rapport » entre leur investissement et le résultat en terme de réussite des élèves était décevant, les menaçant d’une usure précoce. Ils avaient beaucoup de mal à mobiliser en mathématiques des élèves issus de populations en difficulté. Les ressources manquaient face à ces situations usantes. Les conseils de classe ou réunions d’équipe pédagogique, les renvoyaient à eux-mêmes : « débrouillez-vous ».
◗ EE : Pourquoi ces collectifs, au départ constitués dans le cadre d’une recherche, continuent d’exister depuis onze ans ?
D. R. : Au delà des trois ans prévus, ils ressentaient un puissant besoin de continuer le travail sur le travail, puisant des ressources pour enseigner, mettre à leur main les réformes ou les « transgresser » collectivement, sans culpabilité. L’envie de faire partager leur expérience, de développer le métier les a amené à élargir leur activité dans des actions de formation, de tutorat de stagiaire ou de professionnel-intervenant dans d’autres collectifs.
◗ EE : Peux-tu expliquer ce processus de développement, de déplacement lié à la controverse collective ?
D. R. : La perte de sens, le sentiment d’inefficacité, la solitude les ont incités à entrer dans la démarche. Taire les empêchements, les chocs affectifs est pesant. Au fil des échanges, ils s’aperçoivent que le métier va au-delà d’eux-mêmes, est difficile pour tous, résultat de ce qu’on fait et qu’on nous impose de faire. Avec la Clinique de l’Activité, ils découvrent l’ampleur du métier, s’en imprègnent. « Cela déplace ce qui les mobilise » : par rapport à eux, l’administration, les collègues, l’inspection. Avec la conscience que ce sont eux qui font, ils re-situent des responsabilités, non plus tournées vers eux mais qui les associent à leurs collègues.
◗ EE : Vous êtes aujourd’hui engagés dans une nouvelle étape. Qu’en est-il ?
D. R. : Ce travail, avec les IREM, ne peut se faire qu’après l’étape précédente. L’expérience se focalise sur le processus d’apprentissage d’un objet mathématique nouveau dans le programme : la proportionnalité en sixième, les fonctions en troisième… L’objectif est de leur donner accès à l’activité des élèves. Le dispositif est double. Le professeur, filmé lors du cours d’introduction, enchaîne ensuite auto-confrontations simple et croisée. Puis, cinq à six élèves, filmés durant une résolution d’exercices, débattent pour élaborer les consignes nécessaires au clinicien pour résoudre ces exercices. Cela donne accès à la manière de faire, de dire, de chercher, de se tromper des élèves, à ce qui échappe à l’enseignant : des blocages sur des choses qui lui semblent évidentes. Et cela fait ressource. Le professeur peut présenter et concevoir autrement les notions et les exercices mais aussi mettre à distance critique la recherche en didactique. Ils ne formulent pas ce dernier point explicitement. Mais, mener une démarche réflexive sur l’élaboration des chercheurs, leur permet d’en faire quelque chose. ●
Entretien réalisé par Céline Boudie
1) Roger J.-L., (2007) Refaire son métier, Toulouse, Eres.
2) Ruelland D. Equipe de Psychologie du Travail
et de Clinique de l’Activité ( CRTD-CNAM).