« La grève, ça ne sert plus à rien ». Rares seront les militant·es qui n’ont jamais entendu ce genre d’affirmation. Comme souvent, c’est un peu plus compliqué. Pourtant force est de constater qu’il y a un effondrement de la conflictualité gréviste sur le temps long. Quels sont les éléments explicatifs, objectifs mais aussi subjectifs ? Cette évolution invalide-t-elle le recours à la grève comme moyen d’action et de lutte du salariat ?
C’est sans surprise, avec le développement du salariat et singulièrement de la classe ouvrière, que la grève devient une forme majeure de lutte du mouvement ouvrier. Longtemps interdite, la grève est investie par les classes dominantes d’une dimension subversive, voire révolutionnaire. En France, la grève est légalement reconnue en 1 864.
Entre 1840 et 1940, elle accompagne la montée de la classe ouvrière, contribue à l’amélioration de ses conditions de vie matérielles et de ses droits. Elle est indissociable des grands conquis ouvriers.
La France, tout en massifiant le salariat, s’est tertiarisée. 13 % des personnes en emploi dans le secteur industriel. 30 % des salarié·es et une femme en emploi sur deux, dans le champ de la reproduction sociale : enseignement, santé, social etc. Si la culture gréviste centrée sur l’appareil de production s’est diluée, la grève a entraîné de nouvelles catégories sociales, notamment les employé·es mais aussi les cadres et la jeunesse scolarisée.
Oui, mais ça, c’était avant…
Alors que les grandes concentrations industrielles ont été fermées et délocalisées dans le cadre de la mondialisation, le chômage de masse s’est installé depuis la fin des années 1970. Même si le contrat de référence reste le CDI, ce chômage a favorisé la précarisation dans les faits et dans les têtes. Privée des concentrations industrielles, la classe ouvrière a perdu des capacités de mobilisation alors que, dans le même temps, l’influence syndicale reculait.
Ces difficultés objectives du salariat se sont conjuguées avec des facteurs subjectifs liés à la crise des alternatives au capitalisme au moment de l’offensive néolibérale. L’effondrement du stalinisme, le renoncement ancien mais de plus en plus ouvert de la social-démocratie à dépasser la société capitaliste ont affaibli politiquement le salariat. Ce facteur pèse sur la combativité générale.
Dans le mouvement social, certaines organisations syndicales ont renoncé à un syndicalisme de transformation sociale, privilégiant le dialogue social. Ces organisations ont développé un discours de décrédibilisation de la grève, contribuant à renforcer le fatalisme et le défaitisme d’une partie du salariat.
Malgré ces difficultés, la grève est restée un recours dans les luttes. Quels que soient son échelle et ses objectifs, elle est un moment privilégié d’échanges, de conscientisation et de construction du collectif pour les salarié·es. Pour les travailleurs et les travailleuses, c’est la suspension du travail aliéné pour se consacrer à la défense de leurs intérêts. Cette dimension est particulièrement vraie quand la grève s’accompagne d’espaces d’auto-organisation comme les assemblées générales.
La grève, des grèves…
Le retour de l’inflation a eu pour conséquence de remettre en avant les mouvements de grève pour des augmentations collectives des salaires comme dans l’agroalimentaire, les assurances, la sécurité, l’aéronautique, chez les parfumeurs Marionnaud ou Sephora, chez Leroy Merlin ou Decathlon, et dans une myriade de PME ou d’entreprises de taille intermédiaire, inconnues du grand public. À l’échelle de ces entreprises, ces grèves ont souvent été victorieuses.
Ce type de conflit témoigne du fait que dans les relations sociales, la grève est un élément consubstantiel du rapport des forces et permet d’aller plus loin que le dialogue social à froid.
La grève, ce sont aussi des journées de 24 heures, souvent à une échelle sectorielle ou interprofessionnelle, à l’appel des organisations syndicales. S’il est rare que de telles mobilisations permettent une victoire immédiate, elles ont une fonction de légitimation du discours syndical, les grévistes montrant au patronat ou à l’État que le discours et les revendications syndicales ont leur soutien. Ensuite et surtout, ces grèves travaillent la société en popularisant un contre-discours, une autre vision, par la résonance médiatique mais aussi par les millions de micro discussions sur les lieux de travail ou dans les différents cercles de socialisation. Cette dimension est particulièrement importante dans un secteur aussi numériquement et socialement important que l’Éducation nationale grâce aussi à l’impact que l’école a sur la vie sociale, comme l’a montré la période Covid.
Même pour ces journées de grève dites au carré, l’appréciation du moral des salarié·es, de la volonté politique des appelant·es ou encore de la réception du mouvement dans la population permet de dépasser le simple recensement des taux de grévistes.
La grève, cœur battant du mouvement social
Le poids de la grève pendant la dernière séquence de défense du droit à la retraite était loin de refléter le niveau d’adhésion populaire aux revendications. C’est ce large soutien populaire qui a permis au mouvement de durer si longtemps et d’ébranler la morgue gouvernementale. Mais ce fut dans sa difficulté à élargir la grève et à « bloquer le pays » que le rapport de force a trouvé ses limites.
La grève est un processus dynamique et vivant avec potentiellement, une capacité à gagner des grévistes supplémentaires, que ce soit par la durée et les processus de reconduction ou en s’étendant à d’autres professions. Les grands mouvements de grève n’ont pas été majoritaires d’emblée mais le sont devenus par des phénomènes de diffusion et d’extension. Cette incertitude peut être un frein pour celles et ceux qui luttent. Mais elle est aussi leur force en ce sens que le potentiel d’un mouvement social n’est pas donné d’avance, même pour les classes dominantes.
Si la grève cohabite avec d’autres formes d’action du mouvement social, elle reste un de ses plus puissants leviers. Dans son expression la plus forte, la grève, en se généralisant, peut poser de profondes questions politiques. Si la grève de mai 1968 n’a pas empêché une réaction conservatrice aux élections de 1969, elle a influencé les acteurs et actrices du mouvement social et de la gauche dans la décennie suivante. Les grèves de 1995 contre le plan Juppé ont joué un rôle important dans la dissolution de l’Assemblée nationale et la défaite de la droite aux législatives suivantes. Il y a des formes de continuité entre le mouvement social et le politique. Elles sont complexes, pas automatiques et à construire pour ne pas assister à un dévoiement de la colère sociale. ■
Jean-Philippe Gadier