À la veille de la conférence onusienne sur le climat à Copenhague
(2009), la FSU et Solidaires pouvaient écrire laconiquement que « le
mouvement syndical s’est historiquement coulé dans la logique
productiviste du capital(1) ». Cette assertion témoignait d’un regard
ancré dans le présent, négligeant une histoire de luttes menées depuis
le XIXe siècle, où les revendications du travail s’entremêlaient à des
motifs environnementaux.
Ce regard équivaut à postuler que l’intérêt syndical en matière
d’environnement serait récent et qu’il aurait donc été intégré sous la
pression de préoccupations extérieures au mouvement ouvrier. Pourtant,
ce lieu commun ne résiste pas à un retour documenté sur l’histoire :
cette démarche est nécessaire pour mieux cibler la manière dont
l’action environnementale peut s’éprouver au présent.
En finir avec les dégats du progrès
Le toxicologue et militant en santé au travail, Henri Pézerat,
souligne que les salarié-es sont bien souvent des « sentinelles » face
aux contaminations de l’environnement par l’industrie(2). Dès la fin
du XIXe siècle, des congrès ouvriers d’hygiène et de santé pouvaient
ainsi réunir syndicalistes et médecins réclamant des mesures pour
affronter l’impact sanitaire de matériaux telles que le phosphore
(dans la fabrication des allumettes) ou le plomb (utilisé dans les
peintures). Les militant-es ouvrier-es contestent vivement les
préjudices sanitaires, s’engageant parfois dans des procédures
judiciaires dont les effets sont considérables sur leurs
employeur-euses. Toutefois, l’adoption des lois sur les accidents du
travail (1898) et les maladies professionnelles (1919) transforme les
conditions de l’action syndicale. En postulant que les risques
seraient inhérents à l’activité professionnelle, elles consacrent le
principe d’une compensation monétaire des préjudices subis par les
travailleur-euses. De plus, si ces lois reconnaissent la
responsabilité des employeur-euses dans la survenue des accidents ou
des maladies, elles soustraient largement les risques à la
justice. Bien que contestée par le mouvement ouvrier, la loi de 1898
s’impose comme un outil juridique permettant de fonder une action
syndicale et d’obtenir une reconnaissance minimale des risques subis.
Un retour critique sur ces dispositions s’opère au lendemain de
l’explosion de la raffinerie de pétrole de Feyzin (janvier 1966) : des
syndicalistes s’engagent dans les comités d’hygiène et de sécurité,
qui restaient jusqu’alors largement sous-investis. Pour les
cédétistes, les CHS apparaissent comme un « monument que les
militant-es ignorent le plus souvent » : ils permettraient non
seulement de renforcer le contrôle des travailleur-euses sur
l’organisation du travail, mais aussi d’infléchir la décision
patronale sur la finalité de certaines productions.
Les lois de 1898 et de 1919 se trouvent peu à peu mises en cause : dès
le printemps 1969, au sein des instances confédérales de la CFDT(3),
puis lors de plusieurs luttes dans les usines chimiques en 1970, les
militant-es contestent le principe de monétarisation des risques
industriels. « Il ne suffit pas de recevoir une prime d’insalubrité
», écrivent-ils : « Nous ne voulons pas vendre notre santé contre de
l’argent ». Ce refus syndical du paradigme de la compensation
financière des risques sera renforcé par le dialogue conflictuel noué
avec les luttes des ouvrier-es spécialisé-es et des travailleur-euses
immigré-es à compter de 1971.
Ces militant-es refusent de se limiter à traiter des « maladies
professionnelles » : cette catégorie médico-légale apparaissant trop
restrictive, ils invitent à documenter davantage les « maladies
industrielles », c’est-à-dire celles qui affectent autant les
salarié-es que les riverain-es des entreprises polluantes. Des groupes
de militant-es spécialisé-es en santé au travail se constituent : peu
nombreux-euses et « isolé-es » au sein de leurs propres organisations,
ils/elles ne sont pourtant pas sans ressources puisque leur
intervention se nourrit d’une capacité à se lier aux médecins et
scientifiques militant-es. Ces alliances contribuent à nourrir des
luttes environnementales importantes dans les territoires industriels
à l’issue des années 70, précipitant la réforme de la réglementation
en matière de santé au travail.
Contester l’approche technocratique de « l’environnement »
Ces mobilisations profitent de luttes urbaines menées depuis le début
des années soixante. Dans les quartiers éventrés par des aménagements
autoroutiers, comme à Grenoble ou au Mans dans les années soixante,
les syndicalistes élaborent des contre-propositions afin d’assurer un
urbanisme plus léger sur le plan environnemental. Cette démarche est
systématisée dans l’après-68, en particulier au sein de la CFDT qui
installe un axe revendicatif portant sur « l’amélioration du cadre de
vie » ; une notion qui sera reprise par la CGT.
Contre une approche de l’environnement perçue comme « technocratique
», à l’heure où le ministère dédié vient d’être fondé (1971), le cadre
de vie se présente comme une définition de l’environnement ancrée dans
le quotidien des classes populaires.
Dès lors que des syndicalistes entendent agir sur un territoire, la
pratique syndicale est renouvelée par ces luttes sur le cadre de
vie. La démarche la plus originale trouve ses racines dans la CFDT du
Rhône qui, en 1970, installe des « Unions interprofessionnelles de
base » – qui se substituent aux Unions locales – et dont des répliques
existeront dans plusieurs régions au début des années
soixante-dix. Alors que ces dernières visent prioritairement à assurer
une coordination entre les sections syndicales d’entreprises, les UIB
ont pour fonction d’intervenir à l’échelle d’un territoire. Elles
participent ainsi à des mobilisations inédites, en matière
d’aménagement urbain, d’organisation des réseaux de transports, ou aux
luttes contre la pollution.
Ces structures se révèlent également originales par leur capacité à
faire entrer dans le militantisme des inorganisé-es : dans la mesure
où les UIB recrutent sur un territoire, et non dans un secteur ou une
entreprise, elles se montrent favorable à la participation de
sans-emploi ou de salarié-es précaires.
Politiser les choix de production en interrogeant les besoins
Ces différentes luttes sanitaires et environnementales interrogent
finalement les critères de décision en matière de production
industrielle et d’aménagement du territoire. La possibilité d’une «
croissance zéro » est débattue par des syndicalistes.
Au début de la décennie 1970, Frédo Krumnow, secrétaire confédéral et
« numéro deux » de la CFDT, s’engage dans une réflexion visant à
préciser les contours du « socialisme autogestionnaire » qui constitue
alors la matrice idéologique de son organisation. Il réfute la
pertinence d’une croissance aveugle et conteste la nécessité d’un
essor continu d’une production produisant inéluctablement une
expansion des pollutions : « La société industrielle capitaliste ne se
soucie ni des déchets qu’elle produit, ni des torts irréparables
qu’elle fait à la nature au point de mettre en danger la survie de
l’humanité ».
Dans la perspective cédétiste, une « planification démocratique de
l’économie » devrait ainsi se substituer à une production laissée à la
libre initiative patronale. En reconnaissant l’existence de ressources
limitées et l’impact environnemental des choix de production, la
planification reposerait sur la création de lieux d’information et de
délibération démocratique sur les choix de production. Ainsi, les
salarié-es et consommateur-trices devraient être informé-es du coût
environnemental de chaque production : non sans provocation, Frédo
Krumnow propose de remplacer les panneaux publicitaires par des
informations sur le coût environnemental des produits promus sur ces
panneaux. On imagine ainsi ce qu’il en serait si la publicité d’un
constructeur automobile était remplacée par une information sur le CO2
émis par telle berline, ou si l’on substituait à la réclame d’une
chaîne de grande distribution un bilan écologique de la consommation
quotidienne de viande.
Ces démarches devaient conduire à s’assurer d’une réorientation de la
production selon les « besoins réels », c’est-à-dire ceux qui auraient
été formulés par des salarié-es et consommateur-trices éclairé-es sur
les enjeux environnementaux de leurs choix. Loin d’être une
perspective purement théorique, cette approche sera mobilisée dans
plusieurs luttes d’usines au cours des années soixante-dix, par
exemple lorsque des salarié-es de l’usine Péchiney de Pierre-Bénite
(Rhône) critiqueront l’utilité sociale de produire de l’acroléine (une
substance chimique créée à partir d’un dérivé pétrolier et utilisée
pour alimenter des volailles). La réflexion sur la démocratisation des
choix de production, sur l’impact environnemental de ces choix, ainsi
que sur la possibilité de limiter la croissance, sera également des
critères importants dans l’engagement de la CFDT dans la lutte contre
le « tout nucléaire » dans les années soixante-dix.
L’histoire syndicale est riche d’un passé d’action en matière
environnementale. Toutefois, la capacité d’intervenir dans ce domaine
a souvent profité de la capacité de certain-es militant-es à décentrer
le regard de leurs organisations. D’une part, leur démarche s’est
trouvée renforcée par leur capacité à se lier à des militant-es
extérieur-es au salariat pour légitimer et renforcer certaines
revendications (riverain-es des usines polluantes, médecins,
scientifiques, etc.). D’autre part, l’action environnementale a
constamment impliqué une capacité à sortir d’une action trop
strictement catégorielle afin de renforcer les structures
interprofessionnelles. En cela, la question environnementale continue
d’interroger l’action syndicale contemporaine.
Renaud Becot
1) FSU et Solidaires, La Crise écologique, une question syndicale, 2010, p. 3
2) Voir le documentaire récent de Pierre Pézerat, Les sentinelles, 2016 :
https://www.les-sentinelles.org
3) Au début des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970, la CFDT n’était pas
du tout sur la même orientation qu’aujourd’hui…bien au contraire !
RÉFÉRENCES COMPLÉMENTAIRES :
– Dossier spécial « Syndicats et transition écologique »,
Ecologie & Politique, n° 50, 2015.
– Dossier « Le travail contre nature ? Syndicats et environnement »,
Mouvements, 80/4, 2014.