Instance éducative majeure, à l’interface entre l’espace familial et la société à laquelle elle prépare, l’École est promesse du devenir individuel et collectif.
À quels défis est-elle aujourd’hui confrontée et les moyens déployés sont-ils à la hauteur de ces enjeux ?
**Démocratiser l’accès au savoir
L’école publique, déstabilisée dans ses fondements et dépossédée de ses moyens, pliée aux standards de l’économie européenne, a été placée sur les rails de l’élitisme.
Victime d’une rhétorique plaidant la diversité « naturelle » des aptitudes et l’importance du mérite individuel dans une négation persistante de l’impact des facteurs sociaux, l’école a produit les résultats que l’on sait : une dégradation des résultats, avec des écarts croissants entre élèves et une sélection sociale accrue, dont les évaluations n’ont pas cessé de témoigner.
« Nous ne pouvons pas accepter que l’école fasse le choix de trier les élèves très tôt au risque d’en abandonner une partie à l’échec et au décrochage.
Aucune société moderne ne peut faire le choix de laisser de côté une partie de sa jeunesse ou se résigner à voir le niveau d’ensemble des élèves se dégrader…»[[Discours de Najat Vallaud-Belkacem, ministre
de l’éducation nationale, aux recteurs, secrétaires généraux d’académie et IA-DSDEN,
lors de la réunion de rentrée, lundi 24 août 2015. ]] : chacun en est bien d’accord, que l’on se situe dans une logique d’« écono mie de la connaissance » ou, prioritairement, de justice devant l’éducation.
L’histoire de l’école a été scandée par le souci de démocratisation : d’abord de l’accès de tous à l’instruction primaire puis, dans les années 60, à l’enseignement secondaire, avec un collège progressivement unifié.
La troisième étape est moins quantitative que qualitative. Elle vise la démocratisation de l’accès au savoir, défi incontournable car le coût de la sélection est de plus en plus élevé pour les individus comme pour la société.
**Initier à la citoyenneté
Les évènements de janvier 2015 ont dramatiquement rappelé l’institution scolaire à ses missions essentielles : la formation de la personne et du citoyen, ce qui est autre chose qu’une course aux diplômes, indifférente aux modalités éducatives.
L’école, prisonnière des routines élitistes du passé et sous l’influence croissante des évaluations internationales, a progressivement substitué la visée de performance à l’émancipation intellectuelle, et le mérite individuel à la promotion collective, avec la sélection qui en découle.
Ne pas réussir à l’école, c’est faire l’expérience d’une disqualification symbolique (tu ne te révèles pas digne d’accéder à ce qui est offert à tous), avec de multiples conséquences : l’intériorisation de la sanction scolaire comme sentiment d’incapacité personnelle ; le décrochage invisible ou assumé ; la tendance au rejet de l’univers qui stigmatise, parce qu’il faut bien construire une image acceptable de soi et trouver un sens à sa vie.
Cette désaffiliation de l’univers scolaire laisse le sujet à la merci d’autres sphères d’influence, pour le meilleur ou au risque du pire : pourquoi respecter les règles et valeurs d’une société qui, par le biais de son école, me/nous rejette ?
Si échouer n’est jamais souhaitable, tant la sanction scolaire entame la confiance en soi et nourrit le ressentiment, réussir à l’école n’est pas toujours gage de formation émancipatrice.
Quand la réussite est conquise dans des relations de concurrence, elle exacerbe le cynisme du gagneur, le mépris envers ceux qui n’ont pas « saisi leur chance », la posture de surplomb.
Quand la réussite se joue sur fond d’individualisme forcené, elle prépare la fragmentation sociale et invalide les valeurs inscrites au fronton des écoles et des mairies.
Que ce soit en excluant de ce que chacun est en droit d’attendre d’elle ou en apprenant sans égard à une certaine éthique, l’école participe à une désagrégation du lien social.
C’est moins par la réactualisation d’une éducation morale et civique « hors sol » qu’au travers du quotidien éducatif, dans les pratiques d’apprentissage ordinaires que l’essentiel doit se jouer.
Au-delà du contenu explicite enseigné, quel est le contenu latent ? Invitation à l’écoute dévote ou à la recherche exploratoire ? Incitation au conformisme ou à la pensée divergente et créative ? Transmission dogmatique ou démarches d’apprentissage exerçant la raison et l’esprit critique ? Apprentissage individualisé ou pratiques de coopération entre pairs ? De la découverte des œuvres à l’initiation aux concepts, quelle intelligence est mise en chantier… et ce faisant, quelles valeurs sont à l’œuvre, préparant à quels rapports sociaux ?
**Refondation, an III
Les temps ont changé… Certes, on peut toujours trouver à redire, mais il convient aussi de reconnaître les avancées.
Selon la loi d’orientation de 2013, le système éducatif doit avoir souci de « lutter contre les inégalités sociales et territoriales », de « garantir la réussite de tous » et, pour cela, « il veille à la mixité sociale des publics scolarisés », « reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser » et, par ses méthodes et par la formation des maîtres, « favorise la coopération entre les élèves »[[Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013, Journal Officiel
n° 0517 du 9 juillet 2013, page 11379 (extraits).]].
Pour l’opérationnaliser, le socle commun a été profondément transformé et les programmes commencent à paraître, dans un souci de cohérence d’ensemble rompant avec la logique précédente du minimum resserré autour de la maîtrise des apprentissages fondamentaux, préparant à l’employabilité : réhabilitation de la diversité des domaines disciplinaires au service de la formation de la personne et du citoyen ; initiation à une culture commune, à des outils, méthodes et techniques intellectuelles propres à faire dérailler les logiques ségrégatives.
Les programmes de maternelle, cherchant à rompre avec le formalisme, la pédagogie du modèle et l’individualisation, insistent sur l’importance des « situations vécues, préférables aux exercices formels », préconisent la valorisation des essais et des progrès, « les interactions entre enfants », l’explicitation des situations et de leur enjeu[[Programme de l’école maternelle, Bulletin Officiel spécial n° 2 du 26 mars 2015]].
Les projets de programmes des cycles 2 et 3 font place à la résolution de problèmes, aux activités de production, d’expression, d’expérimentation, de raisonnement, en soulignant l’importance de la compréhension pour fonder les acquisitions.
Ils recommandent « d’articuler concret et abstrait », de lier « familiarisation pratique et élaboration conceptuelle », en faisant une part importante aux pratiques langagières, orales et écrites, à ces fins de réflexion et d’apprentissage : « l’apprentissage et le recours au langage oral permettent à l’élève, dans des mouvements d’aller-retour permanents avec l’écrit, d’élaborer sa pensée, de structurer des connaissances et de s’approprier des savoirs »[[Projet de programme pour le cycle 3, Conseil Supérieur des programmes, 9 avril 2015, p. 10.]].
Projet d’une école « active » où l’on expérimente, cherche, échange, justifie et structure ses connaissances : on ne saurait bouder notre plaisir…
À quelque niveau que ce soit, le travail d’équipe est préconisé. Y compris si la réforme du collège fait débat (notamment dans la marge d’initiative dévolue aux équipes pouvant ouvrir à une adaptation réductrice des contenus selon les publics scolaires), la refonte de l’éducation prioritaire est un autre chantier dont les orientations sont à saluer.
Élaborer l’horizon et les principes d’une autre école est une chose, s’attaquer à sa mise en œuvre en est une autre.
**Un chantier à ciel ouvert
Certes, on a déconstruit l’architecture précédente, installé un nouveau socle, commencé à échafauder de nouveaux programmes, piliers du changement, sur des bases intéressantes.
Toutefois, aucun texte ne fait ni ne fera le changement. La refondation reste illusoire si les moyens ne sont pas au rendez-vous.
Moyens en postes, bien sûr : ainsi par exemple, sur Saint-Denis à la rentrée précédente, près de 500 élèves d’une vingtaine de classe ont été privés de leur première journée d’école, faute d’enseignants en nombre suffisant.
Depuis, l’Éducation nationale a recruté dans l’urgence des enseignants vacataires souvent dépourvus des qualifications nécessaires. Aujourd’hui, encore plus de 10 % des enseignants en fonction dans la ville sont des vacataires recrutés en urgence…
Refondation tout aussi illusoire si les habitants de la maison n’ont pas les clés pour ouvrir les portes ni envie d’y habiter : c’est le problème clé de la formation, aujourd’hui largement en deçà des attentes et des besoins.
Les ESPÉ sont à la peine pour le volet professionnel de la formation initiale et, quant à la formation continue, elle est partout sinistrée.
Or, s’emparer de ces enjeux ambitieux, mieux comprendre la logique des élèves, ce qui fait obstacle à leur investissement, à leur compréhension ou à une appropriation durable des contenus enseignés est indispensable, tout comme l’expérimentation de pratiques pédagogiques alternatives et la formation au travail en équipe. Faute de ce ciment, on bâtit sur du sable… ●
Jacques Bernardin, (GFEN)