L’autonomie des établissements – la mise sous tutelle des enseignants

« Dans l’éducation, c’est par plus de liberté qu’on peut aller vers plus d’égalité ». Ces quelques mots, qui sont ceux du nouveau ministre de l’Education Nationale, font aujourd’hui figure de leitmotiv, tant il se plaît à convoquer les notions de liberté et d’autonomie et la nécessité de responsabiliser les acteurs, de les laisser prendre des initiatives. Mais voilà. Pour Blanquer il y a acteurs et acteurs. Et l’autonomie qu’il promeut ne sera pas celle des enseignants. C’est en tout cas ce que l’on peut conclure à la lecture de son livre « L’école de demain ».

Une taylorisation générale des métiers intellectuels

Des travaux américains en sociologie du travail font l’analyse d’une modification profonde de l’organisation du travail intellectuel depuis une trentaine d’années, qui ne sont pas sans rappeler la révolution fordiste du début du 20ème siècle. Celle-ci se voulait une rationalisation scientifique de la chaîne de production, élaborée par un groupe d’experts, et ayant pour conséquence un morcellement du travail, une standardisation des gestes professionnels, qui sont autant de négation des savoirs professionnels des travailleurs.
Cette logique est aujourd’hui à l’œuvre dans l’organisation du travail intellectuel. De la même façon, des groupes d’experts analysent ce travail, le standardisent, élaborent des dispositifs d’évaluation dont les résultats motivent des réponses élaborées sous forme de scripts, de scénarios, de « bonnes pratiques ». De fait, le véritable travail intellectuel est en voie de concentration aux mains d’une élite de plus en plus restreinte.
Et c’est dans cette logique qu’il faut certainement prendre la volonté de Blanquer de réorganiser le travail enseignant.

L’autonomie selon Blanquer

En effet, Blanquer, quand il parle d’autonomie, ne pense pas à l’autonomie d’un enseignant ou d’un collectif enseignant concepteur de situations d’apprentissage, nourris de l’ensemble des savoirs leur permettant d’agir pour la démocratisation du système scolaire et la réussite de tous. Il développe plutôt une mise sous tutelle pédagogique des enseignants. Il n’a en effet de cesse d’évoquer les « bonnes pratiques » qu’il s’agit de faire appliquer partout, « les méthodes qui ont fait leur preuve » qui doivent être diffusées dans chaque école et portées dans la formation initiale et dans la formation continue sous forme de MOOC. Les expériences américaines qu’il convoque peuvent nous éclairer : des plans pédagogiques y sont définis de façon très rigoureuse par des groupes de chercheurs issus essentiellement de la psychologie cognitive. Ces plans sont enseignés à des professeurs qui doivent les appliquer dans leur classe. Le dispositif est alors évalué par le groupe de chercheurs.

L’autonomie, pour Blanquer, c’est aussi celle de l’établissement et du pouvoir hiérarchique. Ses premiers propos en tant que ministre restent parfois mesurés sur cette question, même si l’exemple de la réforme des rythmes scolaires, des évaluations en CP et 6ème, sa conception de la pédagogie de la lecture, ou le degré d’autonomie augmenté sur l’organisation des enseignements au collège sont éloquents de ce point de vue. Mais dans son livre, il avance plus ouvertement sa position .

Dans le premier degré, il envisage que les directeurs d’école deviennent supérieurs hiérarchiques, procèdent à l’évaluation des enseignants de leur école, et aient la possibilité d’imposer, dans le cadre de son scénario optimal, la nomination des enseignants, en particulier dans les classes de GS et CP. Dans certains territoires, il veut des directeurs d’école déchargés à temps plein, « qui agissent en patrons ».

Dans le second degré, le chef d’établissement, avec une équipe rapprochée aurait la responsabilité de la répartition des volumes horaires, et de la mise en place de parcours individualisés dans le cadre d’un assouplissement de la carte scolaire. Ainsi chaque établissement aurait à faire valoir ses atouts, ses « filières » de spécialisation (parcours musique, artistique, eps, sciences ou pré-professionalisation…). On irait donc vers une logique de mise en concurrence, renforcée par la publication des résultats des élèves aux évaluations nationales, ainsi qu’un éclatement du cadre national de l’enseignement. Le chef d’établissement assurerait le recrutement de ses personnels, et leur évaluation. L’établissement serait lui évalué de façon triennale par une équipe rectorale, dans le cadre d’un contrat définissant le projet de l’établissement et ses objectifs. Il y a bien développement d’un logique d’autonomie articulée avec une logique de pilotage par l’évaluation, qui conditionnera l’attribution des moyens.

Pour quelles conséquences ?

Une des premières conséquences de la mise en place d’une logique d’autonomie selon Blanquer sera, on l’a vu, la mise sous tutelle du travail enseignant. L’expertise leur est refusée. Elle sera, sur un certain nombre d’aspects pédagogiques, aux mains d’experts éloignés de la situation concrète de la classe, ou du supérieur hiérarchique pour des aspects organisationnels. Et cela sera une violence professionnelle colossale, car toute restriction du pouvoir d’agir est une négation de la professionnalité.

La deuxième conséquence est le déploiement, sans coup férir, de réformes importantes de notre système éducatif, et ce dans un contexte d’austérité budgétaire. En renvoyant au local un certain nombre de prises de décision, sans qu’il y ait maîtrise de la définition des moyens nécessaires, Blanquer entend faire porter ses choix éducatifs par les acteurs locaux, et ainsi les légitimer a posteriori : il en va ainsi du retour à 4 jours dans le premier degré, qui au-delà du débat que cette question suscite, sera avant tout le fait du désengagement de l’État vis-à-vis des collectivités territoriales. Il en va aussi ainsi de l’éclatement du cadrage national des enseignements, qui se mène localement dans une stratégie de mise en concurrence des établissements en terme d’offre scolaire.

Et c’est ici qu’il y a une troisième conséquence à tout cela, que vient rappeler une récente étude sur la situation canadienne. La mise en concurrence des établissements conduit à renforcer les inégalités. Territoriales. Scolaires. Et donc sociales. Elle tend à faire porter une conception inégalitaire de notre système scolaire par les acteurs que nous sommes. Et ce sont encore les élèves issus des classes populaires qui en paieront le prix fort.

[/Adrien Martinez/]