Inflation galopante, dévaluation de près de 50% du peso en un an, fermetures d’usines…tous les indicateurs sont au rouge et la question n’est plus de savoir si l’Argentine, 3ème économie d’Amérique Latine fera défaut, mais quand et à quelles conditions.
Entretien avec Emilio Taddei, chercheur en Sciences politiques au CONICET, membre de l’Institut Tricontinental et militant altermondialiste.
– EE : Crise financière et monétaire, inflation à deux chiffres, tensions sociales et politiques, l’Argentine est de nouveau au bord du gouffre. Les difficultés du gouvernement libéral actuel peuvent elles favoriser un retournement de cycle politique ?
Depuis l’arrivée au gouvernement du président Macri, la société argentine connaît une brutale offensive néolibérale, qui n’a fait qu’amplifier et approfondir la crise économique et sociale lors des trois dernières années. La politique économique menée par le gouvernement bénéficie prioritairement à certains secteurs concentrés de l’économie : les banques, les milieux financiers internationaux, les entreprises multinationales de l’énergie (gaz et pétrole), les entreprises des services publics privatisées et la grande bourgeoisie de l’agro-business. Ce sont les grands gagnants de cette politique économique qui favorise un nouveau cycle d’accumulation centré sur la spéculation financière. D’où la relance d’un nouveau cycle d’endettement extérieur, qui sert à fournir les dollars pour alimenter la dynamique spéculative.
En trois ans et demi de gouvernement, la dette a augmenté de 76 % pour atteindre 100 % du PIB national. Le poids dans le budget des intérêts de cette dette a doublé suite à la réduction des revenus fiscaux, conséquence de la récession économique. En avril 2018, le gouvernement a fait appel au FMI qui a débloqué un prêt de 57 milliards de dollars. Depuis, les fonds du FMI ont continué d’alimenter la fuite de capitaux et l’institution dirige aujourd’hui “sur place” la politique économique. La spirale inflationniste (depuis le début du mandat de Macri l’inflation est supérieure à 100% sur 3 ans, et en 2018 elle atteint 40%) est à son tour stimulé par l’augmentation délirante des tarifs des services publics. Les conséquences sociales de cette politique sont éclairantes sur le processus de concentration de la richesse avec, en 2019, un taux de pauvreté se situant à 32 %. Lors des deux derniers mois, la situation s’est encore aggravée suite à des mouvements spéculatifs sur le peso. Alors que l’élection présidentielle aura lieu au mois d’octobre, la popularité du président s’effrite au point que ses chances de réélection sont aujourd’hui incertaines. Face à ce scénario, certains secteurs du grand patronat envisagent une solution de rechange. Plusieurs hypothèses sont envisagées: une candidature en interne au parti de Macri, notamment la gouverneure de la province de Buenos Aires, María Eugenia Vidal, qui pourrait prendre la relève. Il est aussi question de « recycler » l’ancien ministre de l’économie de Nestor Kirchner, Roberto Lavagna, négociateur avec le FMI du défaut argentin entre 2002 et 2005. Le système de primaire argentin va nécessairement clarifier la situation en août prochain, avant les élections générales en octobre. De fait, en face, peu de candidat-es sont en position de gagner, si ce n’est Cristina Kirchner qui, en cas de candidature, est donnée gagnante dans plusieurs sondages électoraux. Certes, elle est poursuivie dans plusieurs affaires judiciaires mais certains juges hésitent désormais à avancer dans les poursuites dont elle fait l’objet.
– EE : La contestation sociale en Argentine est depuis plusieurs mois très forte, avec un puissant mouvement féministe et une contestation sociale de la politique de Macri. Cette effervescence sociale ne peut elle favoriser l’émergence d’une alternative politique ?
La grève générale du 30 avril dernier, convoquée par les deux CTA, syndicats dissidents de la CGT, opposés à la politique de dialogue menée par cette dernière, et différents mouvements sociaux est, selon moi, un moment important. Elle a été très suivie, c’est un indicateur du malaise social qui s’étend jusqu’au sein des classes moyennes. Même si les mouvements sociaux sont effectivement très importants et dynamiques, la mobilisation du monde du travail avait été jusqu’alors dispersée. Cette grève semble peut être marquer un point d’inflexion et j’espère que la convergence des luttes contre l’austérité néolibérale pourra se renforcer.
C’est cette capacité de convergence qui explique l’ampleur et la légitimité gagnées par le mouvement des femmes, devenu un acteur majeur de la scène revendicative lors des trois dernières années. Ce mouvement est très fort et très radical. Il y a une convergence, dans ce mouvement, de secteurs des classes moyennes et des classes populaires, dans lesquelles la dynamique féministe est très ancrée. Le lien se construit entre lutte contre le patriarcat et lutte contre les politiques libérales et d’ajustement structurel imposées par le FMI. La déclaration qui a clôturé l’impressionnante mobilisation du 8 mars cette année est symptomatique de cette tendance, avec un fort contenu anticapitaliste. Une autre caractéristique positive est la jeunesse mobilisée dans ce mouvement. Il suffisait de voir les cortèges immenses du 8 mars dernier pour constater que les lycéennes, voire les collégiennes, y sont massivement investies. Une nouvelle génération militante émerge et les références culturelles dont elle se dote sont autant d’indices de la profondeur d’une vague durable. Des groupes de musiques féministes connaissent un succès incroyable auprès des adolescent.es et sont en tête des box offices, tandis que les jeunes imposent à l’agenda culturel et politique le langage inclusif. Les journaux militants ont, pour la plupart, intégré les préoccupations féministes, bousculant parfois les plus ancien-nes militant-es. De même, les symboles de reconnaissance féministes fleurissent et se diffusent très largement à l’image de ces foulards verts (symboles de la lutte pour la légalisation de l’avortement) portés par les femmes de toutes les générations. L’ampleur du mouvement féministe, son ancrage populaire et l’émergence d’une nouvelle génération militante en font un mouvement extrêmement important et qui aura des répercussions dans les prochaines années.
Un autre acteur important dans la contestation contre les politiques néolibérales est le secteur des organisations dites “territoriales”, qui regroupe les mouvements “piqueteros” (chômeurs, nés dans le contexte de la crise économique de 2001), mais aussi par les mouvements des travailleurs de l’économie solidaire (couramment appelée “économie informelle”), secteur qui représente à peu près un tiers des travailleurs du pays. Ce dernier secteur s’est consolidé du point de vue organisationnel et est devenu un acteur très important dans l’interpellation au gouvernement Macri. Crée en 2011, la CTEP (Confédération des Travailleurs de l’Économie Populaire1), s’est consolidée dans la contestation de la politique “macriste” et constitue un noyau dur de la contestation sociale actuelle. Se côtoient en son sein différents courants dont le plus important est le Mouvement des Travailleurs Exclus (MTE), lié en partie à des courants “progressistes” de l’Église catholique (courant des curées populaires). On retrouve également au sein de la CTEP des courants de la gauche “populaire”, fortement identifiées avec les expériences récentes de transformation sociale et politique en Amérique Latine. Aux côtés de la CTEP se retrouvent les deux confédérations syndicales de la CTA, scission récente suite à des divergences quant aux positionnements vis à vis du gouvernement de C. Kirchner. La politique très agressive de Macri favorise les rapprochements de ces deux centrales, ce qui permet de faire contrepoids à la puissante CGT argentine, première organisation syndicale du pays, dont la direction actuelle représente le syndicalisme d’accompagnement libéral. Les deux CTA animent de nombreuses luttes contre des plans de licenciements qui se multiplient.
Ce dynamisme social ne parvient cependant pas, pour l’instant, à influencer le champ politique, ni les enjeux électoraux à venir. Or, il est clair que dans les prochains mois, l’Argentine sera en cessation de paiement et qu’il faudra négocier avec les créanciers. Les libéraux chercheront à imposer un nouveau plan d’ajustement structurel avec, dans leur viseur, la privatisation des retraites, l’économie verte et la financiarisation de la nature. Toute la question est de savoir quel rapport de force existera au moment du défaut. A l’heure actuelle, il n’est pas favorable à la gauche et en l’état, la résolution de la crise risque fort de se faire sur le dos des travailleurs.
– EE : Et dans un contexte régional marqué par un nouveau cycle de victoires des droites extrêmes…
La dynamique politique en Amérique latine est actuellement du côté de l’extrême-droite même si des mouvements sociaux demeurent puissants. L’offensive impérialiste contre la révolution bolivarienne au Venezuela est l’expression la plus saisissante de l’offensive néolibérale et impériale menée par Donald Trump et les fractions dominantes de la droite latino-américaine. Les prochaines élections en Argentine, en Bolivie (où la réélection de Morales n’est pas encore acquise) et en Uruguay seront déterminantes. En fonction des résultats dans ces trois pays, c’est l’ensemble du continent qui peut être, à la fin de l’année, dirigé par des forces néolibérales et ultra-autoritaires. Dans ce contexte, l’élection présidentielle en Argentine est devenu un enjeu majeur de la politique régionale. J’espère qu’un pôle populaire et anti-néolibéral d’opposition réussira à se consolider et que cela puisse se traduire sur le plan électoral.
Propos recueillis par Julien Rivoire