Le débat sur l’islamophobie est régulièrement présent dans l’actualité.
Les agressions contre des jeunes filles portant le foulard, les multiples rebondissements de l’affaire Baby-loup, le rapport sur l’Intégration et aussi le premier travail universitaire approfondi de Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, « Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent
“le problème musulman” » [[Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed « Isla-mophobie. Comment les élites françaises fabriquent “le problème musulman” » (La Découverte)]] y ont contribué.
Le terme « islamophobie » est l’objet de virulents débats. Pour répondre aux accusations d’ordre historique, A. Hajjat et M. Mohammed se sont penchés sur l’origine du mot : il n’a pas été inventé par les mollahs et n’existe même pas en persan.
Apparu en 1910, il est d’origine française ! Si la notion d’islamophobie est « imparfaite et instrumentalisable », elle est toutefois « nécessaire ». Mettre un mot sur une réalité sociale participe à la faire exister ; à l’inverse ne pas la nommer revient à occulter socialement et politiquement des faits.
Les agressions physiques et/ou verbales à l’encontre des musulmans, en priorité des femmes portant un foulard, augmentent (selon les données du ministère de l’intérieur, leur nombre a progressé de 23 % en 2012 sur une année, confirmant une hausse de 34 % en 2011). < Cette hausse du nombre d’agressions, associée à une perception, observée par la CNCDH, de plus en plus négative des musulmans et de l’islam, rend insuffisantes les expressions utilisées jusque-là, comme le racisme anti-arabe (connotation ethnique), anti-maghrébin (référent géographique) et anti-immigrés (sous-entendu pas français).
**« L’islamophobie
comme fait social total »
A. Hajjat et M. Mohammed retracent les multiples cheminements au fil des affaires dont l’islamophobie s’est nourrie.
Ils montrent la part qu’ont prise dans ces campagnes les faiseurs d’opinion, responsables politiques, journalistes et intellectuels. Ils soulignent ce que l’islamophobie contemporaine doit à la longue domination coloniale de la France, en particulier au Maghreb, et à la résistance qu’oppose une partie de la société française à l’immigration postcoloniale.
« Problème musulman » et « problème de l’immigration » sont étroitement liés dans le discours anti-musulman.
L’islam est toujours présenté et perçu comme « un corps étranger », donc potentiellement un « corps dangereux ». « L’islamophobie correspond au processus social complexe de racialisation/altérisation appuyée sur le signe d’appartenance, réelle ou supposée à la religion musulmane ».
Les auteurs émettent l’hypothèse que l’islamophobie est la conséquence de la construction d’un « problème musulman » dont la solution réside dans la discipline des corps, voire des esprits des musulmans, particulièrement des musulmanes.
**Islamophobie
et régime juridique d’exception
C. Askolovitch [[Claude Askolovitch, « Nos mals-aimés, ces musulmans dont la France ne veut pas » (Grasset)]] restitue les deux principales séquences de construction médiatico-politique du « problème musulman » qui a vu le développement des ardeurs islamophobes.
La première va de 1989 au vote de la loi sur le foulard à l’école (2004), la seconde de 2004 à aujourd’hui. La loi de 2004 sera suivie par le vote d’une loi sur le voile intégral et par les polémiques et décisions de justice contradictoires rendues dans l’affaire Baby-Loup.
Affaire suivie par le dépôt de projets de lois divers visant le port du foulard dans les entreprises privées ainsi que par les personnes ayant en charge la petite enfance, tandis que l’Éducation nationale veut par la voie réglementaire interdire aux mères portant un foulard d’accompagner les sorties scolaires (circulaire Chatel).
Sans compter les multiples polémiques publiques sur le halal, les « prières de rue », les lieux de culte, les horaires des piscines, etc.
En une dizaine d’années, le « problème musulman » a donc fait du chemin et la position des élites s’est radicalisée, légitimant toujours plus le « racisme respectable » qu’est l’islamophobie.
L’islamophobie est un racisme, encodé afin de le rendre plus imperceptible et socialement acceptable.
A.Hajjat et M.Mohammed pointent à quel point l’islamophobie est une « aubaine » pour l’extrême-droite, lui permettant de dépasser une xénophobie, un racisme ou un antisémitisme trop brutaux pour les remplacer par une « conversion à la lutte contre la’’menace islamiste” » justifiée par la défense de la nation, voire de la laïcité ou de l’égalité entre les sexes.
**Une particularité française
« La transversalité sociale et politique de l’hostilité à l’islam fait de ce phénomène un cas à part de l’expression du rejet de l’Autre en France ».
Comment un présupposé caractéristique de l’extrême droite s’est-il répandu dans l’ensemble de la société : la conviction qu’on assisterait à une « islamisation de la France » ? Même à gauche, certains discours, moins violents que celui de M. Le Pen, ne créent pas moins un sentiment général de méfiance à l’égard des musulman-es.
Ces gens-là posent « problème », nous dit-on, car ils menacent la « République », la « laïcité », le « féminisme », le « vivre ensemble ».
Participant à l’alterisation et à l’essentialisation des musulmans, la gauche a laissé, voire accompagné, cette haine “respectable” qui propage l’idée d’une société assiégée, allergique à la nouveauté, à l’étrangeté, à la pluralité.
**La laïcité instrumentalisée
La propagation de ces fantasmes dans de très larges pans de la société s’est faite à l’abri du bouclier moral de la « laïcité ».
J. Baubérot (La laïcité falsifiée) montre comment le simple fait de prononcer ce mot permet à M. Le Pen (au moment des prières de rue notamment) de donner le « la » dans le débat public, sans en être mise au ban.
La gauche, d’abord surprise par le positionnement de l’extrême droite (que la droite a enfourché avec le débat sur l’identité nationale), a donné dans la surenchère laïque pour reprendre la main dans le débat. Cela a détourné la laïcité du sens originel de la loi de 1905, au profit d’une laïcité « culturelle et identitaire ».
Celle-ci devient l’objet d’une intense lutte symbolique, où chacun essaye d’imposer sa définition, et où il devient clair que les enjeux latents d’une telle lutte sont bien la présence visible de personnes musulmanes en France.
Depuis quelques années, il est devenu impossible de lire le mot « laïcité » sans trouver dans son environnement immédiat le mot « féminisme ».
Une escroquerie intellectuelle et historique ! « Que penser de cette idée que la laïcité française “défend la femme contre le père oppresseur” ?», écrit Alain Gresh dans L’islam, la République et le monde.
Elle s’est pendant des décennies accommodée des inégalités politiques (refus du droit de vote aux femmes) et juridiques (jusqu’en 1965, la femme devait avoir l’autorisation de son mari pour travailler ou ouvrir un compte en banque).
Aujourd’hui, les femmes voilées courent le risque d’être rejetées d’un nombre croissant de lieux, travail, école, parce qu’on a falsifié la laïcité pour en faire une arme contre elles, et parce qu’on présume chez elles une forme de soumission au machisme.
On ne trouve pas meilleur moyen de mettre à distance toutes les femmes voilées qu’en les ostracisant, en renvoyant leurs pratiques religieuses à des traditions jugées arriérées ou indignes de la société française : « elles entraînent la patrie des Lumières vers les gouffres d’irrationalité dont elle a eu tant de peine à s’extraire » !
**Lutter contre l’islamophobie
« Telle est donc l’alarme que l’on voudrait, de nouveau, faire entendre, en défense des musulmans, dans la diversité humaine de ce que ce mot recouvre.
En défense de toutes celles et de tous ceux qu’ici même, la vulgate dominante assimile et assigne à une religion, elle-même identifiée à un intégrisme obscurantiste, tout comme, hier, les juifs furent essentialisés, caricaturés et calomniés, dans un brouet idéologique d’ignorance et de défiance qui fit le lit des persécutions.
L’enjeu n’est pas seulement de solidarité avec l’autre mais de lucidité sur nous-mêmes. » [[Edwy Plenel : « Pour les musulmans » (Médiapart)]] ●
Sophie Zafari