article paru en mars 2019 dans la revue École Émancipée
– EE : Tous les médias ont souligné la présence des femmes dans le mouvement des Gilets jaunes, pourquoi ? Est ce une réalité inédite dans un mouvement social ? Un effet d’une visibilité plus marquée ?
ll n’y a rien d’inédit à la présence des femmes dans un mouvement social. Comme il n’y a rien d’inédit à ce qu’on le souligne comme tel ! En d’autres termes, les femmes ont toujours été présentes dans les mouvements sociaux et leur présence à été systématiquement oubliée par la suite. On parle de « dénis d’antériorité ». Et cela pousse, à chaque mouvement social, les commentateurs à s’étonner de la présence des femmes !
Sans doute cependant sont-ils plus sensibilisés de nos jours à repérer leur présence. Les historiennes et les historiens savent que les femmes sont présentes dans les mouvements sociaux du passé car ils croisent les sources. Mais s’ils ne s’appuient que sur les médias (ou les textes officiels produits par les mouvements), les femmes semblent plus effacées. Effet aussi de notre langue qui va parler des travailleurs, des combattants, des grévistes et masculiniser l’ensemble. Difficile après coup de savoir la part qu’y jouaient les femmes… Il faut pour cela recourir aux sources policières, judiciaires, aux sources médicales qui permettent de voir que les femmes sont présentes dans les victimes des mouvements, ou recourir aux sources orales. Effet parité, MeToo, études de genre… on fait plus attention à la présence des femmes, on la questionne plus, on la relaie plus et les tracts sont plus souvent en écriture inclusive « travailleurs et travailleuses »…
La minoration de la place des femmes dans les mouvements sociaux peut toutefois s’expliquer. Si les femmes sont présentes dans les mouvements sociaux, les tâches n’en sont pas moins genrées. « Les hommes font les tracts, les femmes les tapent à la machine » se souvient une femme mobilisée en 1968. Si les femmes sont présentes dans les AG, dans les manifestations, ce sont les hommes qui sont à la tribune, qui tiennent les micros ou les mégaphones, les hommes qui sont désignés comme représentants et sont reçus dans les médias ou les ministères. Lors des occupations d’usines, en 1936 par exemple, les hommes tenaient l’usine que les femmes ravitaillaient le jour. Sur les barricades en 1848 ou en 1871, les hommes étaient debout armés de fusils… que les femmes chargeaient à l’arrière, quand elles ne lançaient pas divers objets sur les forces de l’ordre des fenêtres qui surplombaient la barricade. Mais l’on ne retient que la figure du combattant en armes.
Ajoutez à ça que le mouvement ouvrier a tout de même été plus masculin. Du moins, plus masculines ont été longtemps (et sont toujours) les organisations syndicales, et dans leur hiérarchie (c’est net), et dans leur masse militante – et ce alors que la main d’oeuvre féminine était importante dans la classe ouvrière. Le fait que les gilets jaunes soient un mouvement hors des cadres syndicaux classiques et au-delà de la classe ouvrière explique aussi qu’on y trouve et qu’on y repère plus de femmes. La nouveauté aujourd’hui est donc moins la présence des femmes que le fait qu’on les reçoive un peu plus qu’avant sur les plateaux télés ou les ministères (et encore, moins que les hommes).
– EE : Y a-t-il des spécificités de ce mouvement du point de vue de la place des femmes ?
J’ai pour partie répondu à cette question dans la précédente. J’avoue qu’il m’est de toute façon difficile d’y répondre avec précision. Je travaille sur des mobilisations passées, mais ne connais des Gilets jaunes que ce que je peux en lire, pour l’instant de façon éparse, sans réelle possibilité de croiser les sources et vérifier l’information. Je suis donc tributaire des représentations que l’on veut donner de la place des femmes dans ce mouvement.
– EE : Est-ce qu’il y a un « profil » de femmes gilets jaunes qui se dégage ?
Pour la même raison que ci-dessus, je ne saurais répondre. Seul un travail sociologique poussé sera en mesure de répondre plus tard avec précision, de voir quelles professions sont plus représentées, quelles tranches d’âges, quelles situations familiales… et donc de dégager, peut-être, un profil. Rien ne permet de dire que les femmes interrogées dans les médias représentent le profil des femmes gilets jaunes. Tout au mieux, c’est le profil des femmes que l’on veut interroger. Mais même là, je n’ai pas fait une étude suffisamment systématique pour répondre à la question.
– EE : Ce mouvement bouscule le syndicalisme à bien des égards. Ne devrait-il pas aussi le bousculer du point de vue de la place des femmes, de la légitimité de leur place dans les luttes, de leur visibilité ?
C’est tout à fait possible. Comme je le disais plus haut, le syndicalisme est plus androcentré que la population active. Il y a historiquement une sous-syndicalisation des femmes, certes partiellement corrigée au cours du XXe siècle mais qui demeure. Cela s’explique aussi car le syndicalisme ouvrier (CGT) était assez sexiste à sa naissance (les premiers congrès du 20e siècle réitéraient l’idée que la place de la femme était au foyer). Le mouvement ouvrier a par trop longtemps considéré les femmes soit comme des briseuses de grèves, soit comme responsables de la baisse des salaires. Par la suite, il a peiné à prendre en considération les revendications féministes en son sein, rejetant le féminisme comme bourgeois, en dépit de l’existence d’un féminisme ouvrier et socialiste.
Exception faite des secteurs où la main-d’oeuvre féminine dominait (et domine), les responsables syndicaux des branches mixtes étaient très majoritairement des hommes.
Il existe un merveilleux petit film sur la grève de Lip (Lip, un film de Carole Roussopoulos) où une gréviste pointe les inégalités hommes femmes au coeur de l’usine et au coeur de la grève. Tout y est dit, avec humour ! Rien de surprenant donc à ce que les femmes soient plus visibles hors de cadres syndicaux qui ont longtemps organisé l’invisibilisation des femmes.
Propos recueillis par Sophie Zafari