Extrême droite, ça ruisselle…

Entretien

Questions à Cécile Alduy, professeure de littérature française à Stanford University 
et chercheuse associée au Cevipof de Sciences Po, spécialiste des discours politiques 
et de l’extrême droite française*.

École émancipée : En quoi la figure de l’autre, de même que la rhétorique de « guerre de civilisations », sont-elles des composantes essentielles de l’extrême droite ?

L’extrême droite est née en France lors de l’Affaire Dreyfus et de la constitution d’une idéologie et d’un courant politique nationaliste et xénophobe tourné vers le combat contre les « ennemi·es de l’intérieur », et singulièrement des juifs et juives, considéré·es comme antinomiques de la « nation » française, entendue comme peuple uni par le sang et les ancêtres. Elle s’est construite idéologiquement en opposition avec les principes d’égalité républicaine et de non-distinction selon les origines ethniques, religieuses ou raciales.

Aujourd’hui, l’immigré·e, le ou la musulman·e ou l’étranger·e font office de figure de l’Autre, mais la structure du discours reste inchangée : c’est toujours une rhétorique xénophobe (étymologiquement, « peur » ou « phobie » de xéno -, l’étranger) qui oppose un « nous » (défini par les origines) et un « eux » menaçant, incompatible et différent. Lorsque cette peur et cette stigmatisation de l’Autre sont exacerbées, elles peuvent conduire à une mise en récit de l’antagonisme « nous / eux » comme véritable « guerre des civilisations » ou, chez des écrivains comme Bainville ou Zemmour, de « guerre des races ». É. Zemmour emploie cette expression sans guillemets, comme si la catégorie de « race » était une notion admise (et non une construction racialiste et raciste) et que la métaphore de la guerre était une réalité qu’il révèle. La force du discours d’extrême droite est de mettre en récit des peurs viscérales de l’Autre et de le désigner comme ennemi·e, justifiant ainsi les violences (physiques ou institutionnelles) à son encontre.

ÉÉ : Entre les « sauvages » des quartiers populaires et les « islamogauchistes » des universités, le gouvernement et la Macronie n’ont-ils pas participé à la construction de ce récit ?

On observe ces dernières années une large circulation des expressions de l’extrême droite hors de son cercle habituel de référence : « ensauvagement » ou « submersion migratoire » avaient déjà été repris par la droite de gouvernement (Ciotti, Wauquiez), mais à présent ce sont des membres d’un gouvernement venu au pouvoir explicitement pour faire barrage au Rassemblement national qui en reprennent le vocabulaire.

Avec « décivilisation » et « recivilisation », ou avec la métaphore du « réarmement » utilisée par Emmanuel Macron pour inaugurer la séquence 2 024 et adouber son nouveau Premier ministre, c’est le logiciel profond de l’extrême droite et sa conception violente des rapports entre groupes humains qui sont importés. L’extrême droite, façon É. Zemmour et R. Camus, pense en termes de « guerre » à mort pour la domination : la coexistence pacifique n’est jamais envisagée, deux ou plusieurs religions ou « peuples » ne peuvent que s’affronter pour être soit dominé, soit dominant, soit colonisateur soit colonisé. La « théorie du grand remplacement » vient de cette vision d’un espace vital fermé et à somme nulle, où de nouveaux entrants ne peuvent venir qu’à condition de « remplacer » par la violence les autres.

Or « décivilisation » – un emprunt à R. Camus, théoricien du « grand remplacement » – a pour idée implicite que la « civilisation française » serait défaite par des « barbares », et « re-civilisation » qu’il faudrait reconquérir (le nom du parti de Zemmour) des territoires, des jeunes, des groupes qui sont considérés comme « hors civilisation », pas civilisés… avec toutes les images néocoloniales sous-jacentes que ces expressions laissent transparaître.

Ces images subliminales infusent ensuite la société, lorsqu’elles sont validées au plus haut sommet de l’État.

ÉÉ : De la dérive de la droite classique à l’adoption de la loi immigration le 18 décembre dernier, va-t-on vers une recomposition du champ politique ? Le barrage républicain a-t-il encore un sens ?

Depuis plusieurs années, le « front républicain » s’émousse d’élection en élection. Cela a été d’abord la doctrine du « ni-ni » du parti Les Républicains sous L. Wauquiez : ni FN ni la gauche pour les seconds tours où les Républicains sont en position d’arbitre. Le barrage républicain a encore bien fonctionné au second tour de la présidentielle de 2017 (66 % pour Macron et 33 % pour Le Pen), mais il s’est effondré en 2022, en raison justement de cette porosité croissante entre certain·es acteur·trices de la Macronie, de politiques droitières sur les sujets mêmes de clivage avec l’extrême droite et de stigmatisation constante de la gauche par le président : 41,5 % pour Le Pen, c’est le coup de grâce du front républicain.

Mais peut-être plus grave encore, ce sont les valeurs républicaines, le fondement du barrage républicain qui ne sont plus clairs pour beaucoup : pourquoi ce barrage républicain contre le FN et le RN pendant toutes ces années ? Parce que leur programme est contraire à la Constitution (ils admettent d’ailleurs que leur première mesure serait une révision constitutionnelle pour abolir le principe d’égalité des droits), à la République sociale de 1945, et aux principes fondamentaux d’une démocratie égalitaire.

Notons que le parti d’extrême droite allemand AfD, l’équivalent du RN, envisage très sérieusement un plan de « remigration » de citoyen.nes allemand.es d’origine étrangère !

Or, aujourd’hui, les responsables politiques donnent l’impression de combattre le RN ou Reconquête non sur le fond, mais uniquement pour ne pas perdre leurs mandats.

ÉÉ : Faut-il souscrire à l’idée d’une extrême droitisation de la société française ?

Il est très difficile de mesurer la « droitisation » ou la « gauchisation » à l’échelle de la société entière, et non des votes. D’abord, par rapport à quand ? Des études très précises sur la longue durée conduite par le Comité national consultatif des droits de l’Homme depuis les années 1990 montrent au contraire que la tolérance augmente dans la société française : elle est de plus en plus ouverte sur l’égalité femme-homme, les droits des homosexuel·les, des communautés LGBTQ+, et aussi des immigré·es et des autres religions. L’indice d’intolérance envers les juif·ves est en chute libre, envers les musulman·es, les protestant·es aussi. Nous sommes dans une société plus ouverte, plus accueillante, notamment en raison du renouvellement des générations et de l’atténuation de certains préjugés.

Mais parallèlement, certaines idées sont moins taboues : les préjugés ou discours antimusulman·es, anti-immigré·es, la demande d’un État fort et répressif, d’un leader fort qui s’exempte des règles constitutionnelles… Ces idées ne sont pas forcément plus répandues dans la société, mais elles trouvent des porte-parole avec une grande exposition médiatique : elles sont diffusées dans des médias qui font polémique, ce qui leur donne de la visibilité…

Ce dont il faut s’alarmer, c’est de la banalisation des idées d’extrême droite et de l’extrême droitisation de certains médias grand public, du JDD à Cnews et à Paris Match. Car ces médias rendent banales, attrayantes, divertissantes même, des idées nauséabondes. ■

Propos recueillis par Sophie Zafari

* Autrice de La langue de Zemmour (Seuil, 2022) et Ce qu’ils disent vraiment (Seuil, 2017).

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