Le benchmarking n’est pas de mise dans l’Education Nationale, du moins les gouvernements successifs ont pour l’instant échoué à mettre en place une évaluation des personnels fondée sur des résultats quantifiés.
Le refus des évaluations systématiques des élèves, des écoles et établissements a permis de faire reculer les projets les plus dangereux, il n’en reste pas moins qu’une pression de plus en plus forte s’exerce et que l’évaluation s’apparente à un contrôle plus qu’à une formation.
La plupart des fonctionnaires de l’EN non enseignants sont évalués par le biais d’un entretien avec leur supérieur hiérarchique. A partir d’un contrat d’objectifs, il est possible d’obtenir un avancement plus rapide. Pour les enseignant-es la situation est assez différente suivant le cycle dans lequel ils/elles enseignent.
Les enseignants-chercheurs du supérieur ne sont pas évalué-es pour leurs activités d’enseignement. Ils/elles le sont pour leurs recherches dans le cadre de l’évaluation de leur laboratoire.
C’est l’occasion de fixer des objectifs collectifs dans lesquels s’inscrivent les recherches individuelles.
Dans le secondaire, l’élection de François Hollande a permis de revenir au système de la double évaluation que Sarkozy voulait supprimer. Les enseignant-es ont sur une note sur 100 composée d’une note administrative sur 40, donnée tous les ans par le chef d’établissement, et une pédagogique résultant d’une inspection.
Dans le primaire, c’est un inspecteur de l’éducation nationale, qui assure cette évaluation en tant que supérieur hiérarchique. Ce ne peut donc en aucun cas être du ressort du directeur ou de la directrice d’école, qui n’ont pas à être présents lors de l’inspection. Il n’y a qu’une note pédagogique (sur 20).
**Des évaluations, instruments de contrôle
La notation résultant de « l’évaluation » est l’élément essentiel de l’avancement et de son rythme.
Les syndicats de la FSU ont un double mandat : séparer l’évaluation de la promotion et aller vers une carrière cylindrique sur la base de l’avancement le plus rapide pour tous.
La notation administrative des enseignant-es du secondaire est extrêmement cadrée, son rythme de progression est défini par circulaire et il existe une possibilité de recours.
Mais ce qui est légalement une « évaluation de la manière de servir » peut être utilisée pour régler des comptes. Les refus de mettre en place les conseils pédagogiques, de remplir les livrets de compétences, d’alimenter des fichiers comme Base-élèves ont ainsi dans certains cas donné lieu à des blocages voire à des baisses de notes.
Si l’action syndicale ne peut être officiellement sanctionnée par l’évaluation, les grèves locales ont parfois des effets sur les notations. Dans tous les cas l’adhésion et la participation au projet d’établissement est un critère essentiel de l’évaluation par le chef d’établissement.
Ce sont donc bien des questions idéologiques qui sont envisagées dans ces cas, et les principes de management, appliqués de plus en plus souvent par les chefs d’établissements, aggravent la situation.
Mais l’essentiel du contrôle exercé sur tous les enseignants se fait par le biais de l’inspection. Son principe même est une aberration.
Elle repose sur une visite d’une heure après laquelle l’inspecteur/trice émet un jugement sur une façon d’enseigner. C’est supposer que nous enseignons toujours de la même façon, que toutes les heures, tous les sujets réclament la même approche.
En outre, quelle que puisse être parfois la bonne volonté de l’inspecteur/trice, celui-ci ou celle-ci est en fait coupé-e de la réalité de l’enseignement dont il ne perçoit plus la réalité polymorphe.
Ancien-es enseignant-es, ils/elles perdent vite la proximité qu’ils peuvent avoir au début avec les situations d’enseignement et avec les élèves. A force d’observer des moments très particuliers, avec une présence extérieure à la classe (eux-mêmes) et des enseignant-es qui, qu’ils/elles le veuillent ou non, tentent de se conformer à un modèle, les inspecteurs/trices finissent par croire que ce qu’ils/elles voient constitue la norme.
A titre d’exemple, on a rabâché aux professeurs d’histoire que tout devait partir du document. Lors des inspections, les enseignant-es se sont évertué-es à se conformer à cette attente… puis le récit étant revenu dans les prescriptions, le corps d’inspection a considéré que les séances reposaient trop sur ces documents, incapable de se rendre compte que le récit n’avait jamais été abandonné en situation réelle.
**Une aggravation depuis quelques années
De façon beaucoup plus explicite qu’auparavant, l’évaluation pédagogique sert à vérifier que les directives sont appliquées, que les programmes sont suivis à la lettre et que LA bonne pratique pédagogique est utilisée.
C’est d’autant plus compliqué pour les enseignant-es que si les objectifs de normalisation ne changent pas, les normes, elles, changent et il n’est pas rare de se voir reprocher des pratiques qui avaient été plus que suggérées à l’inspection précédente.
Les rapports d’inspection sont le reflet de cette normalisation poussée. On y lit des sentences qui sont autant d’exécutions : « porte préjudice aux élèves », « ne se comporte pas en bon fonctionnaire » pour des collègues dont le tort principal est de refuser le socle commun ; « ne s’adapte pas à un public de Zep » pour ceux et celles qui veulent maintenir une exigence pour tous les jeunes.
Contrairement à ce que voudrait le texte, l’entretien qui suit l’évaluation n’est pas l’occasion pour inspecteurs et inspecté-es de réfléchir ensemble à des pratiques et à leur nécessaire évolution, c’est trop souvent un monologue de l’évaluateur, qui reste sourd à toute argumentation de l’évalué-e.
Les effets de l’entretien sont d’autant plus violents qu’il a lieu à huis-clos. C’est la seule situation dans laquelle un-e professeur-e ne peut être accompagné syndicalement.
Bien sûr, il y a des inspecteurs/trices qui récusent le rôle qu’on veut leur faire jouer, des syndicats existent dans la FSU, mais ce sont les modalités, les objectifs et le système dans son ensemble qui poussent à cette dérive.
Même si cette dimension perdure, il ne s’agit plus seulement aujourd’hui d’inspecter les enseignant-es (respect des programmes, comportement de « bon fonctionnaire »), mais d’évaluer s’ils/elles ont de bons résultats, s’ils/elles sont efficaces…en fonction de normes et de moyens qui leur échappent complètement.
C’est un changement de logique dont on ne mesure pas assez les conséquences sur la conception même du métier. La mise en place de référentiels organisés autour d’items de valeurs différentes, qui seraient « acquis », « non acquis », « en cours d’acquisition », mais surtout la définition de plus en plus explicite d’un enseignant-exécutant et non concepteur transforment de la nature de l’évaluation.
**Et l’Ecole Emancipée dans tout ça ?
Sur le fond, nous récusons le système de l’évaluation tel qu’il existe. Le fait de séparer cette évaluation de la promotion et de la carrière ne suffit pas. _ Trop souvent les enseignant-es sont atteint-es par leur confrontation avec l’inspection. Dans un contexte déjà dégradé, ce n’est pas tant la note qu’ils/elles craignent (même si c’est un élément), c’est la mise en cause de leur métier et de leur expertise, c’est l’infantilisation qui est insupportable autant que les injonctions contradictoires dans lesquelles ils/elles se débattent.
Pourtant, nous ne pouvons refuser toute idée de contrôle social sur notre travail. Les enjeux sont essentiels et il est normal que la société soit partie prenante de ces enjeux.
Mais aujourd’hui, la société est aux mains de ceux dont nous refusons la conception même de l’Education. Comment confier l’évaluation des résultats de l’Education à ceux qui défendent la marchandisation de l’Ecole et les directives de Lisbonne ?
En attendant la société que nous voulons, il faut permettre aux collègues de réfléchir à leurs pratiques par un retour critique, d’un ou plusieurs tiers, dans des contextes variés : observations croisées en classe avec des pairs, des co-animations de séquence, des stages de formation, etc.
Ces pairs ne seraient pas forcément des collègues de la même école ou du même établissement qui ne sont pas nécessairement les mieux à même de jouer ce rôle.
On peut envisager que ce regard croisé s’apprenne dès la formation initiale. On pourrait tirer un grand profit des travaux réalisés par le CNAM dans ce domaine.
L’Ecole Emancipée a longtemps eu un mot d’ordre de refus de toute inspection. Ce mot d’ordre n’est pas dépassé. Il pourrait au contraire, dans le contexte actuel, revenir au premier plan.
Mais comme dans toute situation de refus ou de désobéissance il faut s’appuyer sur le collectif. Il ne s’agit pas de faire de quelques enseignant-es des martyrs de la cause. Le retour au collectif est une première voie possible : réunions avant et après, observation et entretien en présence de collègues à la demande de celui ou celle qui est observé-e.
Dans toutes les permanences, dans de nombreux mails, les syndicats de l’enseignement sont interpellés par les collègues sur ce qui est parfois perçu comme véritablement destructeur.
Les positions traditionnelles des syndicats ne suffisent pas. Il nous faut ouvrir largement le débat.
Michèle Frémont et Elisabeth Hervouet