En raison des délais de parution de la revue,
cet article rédigé bien avant le 6 novembre ne pouvait anticiper le résultat des élections de 2012,
connu désormais à l’heure où nous mettons sous presse. Les données qu’on peut trouver à ce jour
n’en changent pas la pertinence,
ni les raisons faisant que la réélection de Barack Obama ne permet, pas plus que
son premier mandat, de grands espoirs
de changement d’orientation de ce qui est encore une super-puissance mondiale, en particulier dans la lutte contre le capitalisme mondialisé. Mais au moins semble-t-elle freiner les dégradations sociales ouvertement réclamées par son adversaire.
Bien qu’un certain sens commun pourrait laisser penser que les crises sociales et économiques se traduisent par une participation plus active au processus politique pour chercher une solution aux malheurs qui frappent la nation, la réponse à la question « Les Américains sont-ils devenus plus actifs politiquement ? » est : non.
Mais qu’est-ce qui empêche environ la moitié des votants états-uniens d’aller voter ? Cela ne tient pas au fait qu’ils ignoreraient la nécessité d’un changement, mais plutôt à leur perception des instruments de ce changement : les partis politiques dominants aux USA ne sont plus considérés comme tels, et les élections présidentielles sont depuis longtemps perçues comme une farce par des dizaines de millions d’Américains.
Le « vote décisif »,
un facteur supplémentaire
pour l’exclusion
Environ un tiers de la population états-unienne est exclue du vote : moins de 18 ans, condamnés – et les USA ont la population carcérale la plus élevée du monde – ou ceux qui n’ont pas la citoyenneté. Le pourcentage de votants n’a jamais excédé celui de la contrariante victoire de J. F. Kennedy en 1960 (63,11 % des votants). Depuis celle des Républicains en 1968, il reste en dessous de 57 %, jusqu’à la victoire de B. Obama en 2008 (57,37 % de votants).
Le bipartisme politique des USA vise exclusivement à consolider les votes autour d’une identité culturelle et non sur des choix politiques et des principes. C’est pourquoi la culture politique du Parti démocrate produit des votants fidèles et fiables, tout comme ceux du Parti républicain. Ce sont les fameux « 47 % » de part et d’autre. Etant donné ces 94 % opposés, qui ont déjà choisi leur camp et, globalement, se neutralisent l’un l’autre mais sont en soi insuffisants, le « vote décisif » [swing vote] est l’enjeu du combat : chaque camp vise les 6 % d’indécis, en général sur la base d’un intérêt vénal ou de préjugés fanatiques, et si nécessaire par la peur.
Ce sont les « règles du jeu » et pour qu’il fonctionne, il faut qu’une large part de la population soit exclue du vote : le « vote décisif » ne peut déterminer le résultat d’une élection si un nombre important de personnes vote dans le sens de son intérêt collectif.
Cette exclusion opère par plusieurs voies, dont l’hégémonie linguistique n’est pas la moindre. Elle est aussi réalisée par le choix soigneux de candidats jugés dignes du soutien financier des entreprises et par le contrôle des discours de la campagne dans les médias, afin d’empêcher l’émergence de toute question touchant aux intérêts vitaux de la majorité de la population et susceptible de mobiliser la masse contre le monopole des entreprises. Ainsi séparée de la base, la classe moyenne en diminution votera classiquement pour le « moins pire » et aucun programme ne mettra le changement en débat, encore moins ne cherchera à le promouvoir.
La mise en œuvre sophistiquée de l’information, sur le modèle des techniques de marketing, contribue donc aussi à rendre le peuple américain silencieux.
La Commission sur les débats présidentiels (CPD)
Présentée comme un conseil « non partisan », la CPD a à sa tête d’anciens dirigeants des partis démocrates et républicains et est, depuis sa création, sponsorisée par une myriade d’entreprises. Alors qu’elle se dit attachée aux débats qui « offrent la meilleure information possible aux spectateurs et aux auditeurs », elle étouffe en réalité le libre flux de l’information en interdisant la participation légitime d’un troisième parti. Est ainsi perdue l’opportunité d’un élargissement des perspectives et des idées politiques que les Verts et d’autres auraient pu apporter à un tel forum national. Les principaux médias sont complices de cette entreprise déloyale, puisqu’ils expliquent aux Américains que les deux partis représentent l’ensemble du spectre politique du pays.
Dans un récent article publié sur ZNet, Bill Quigley, professeur de droit à Loyola University, pointe les « quinze questions dont cette élection ne parle pas ». Selon lui, aucun des candidats
1) n’est intéressé par l’arrêt de la peine de mort pour les crimes fédéraux ou nationaux.
2) n’est intéressé par l’élimination ou la réduction des 5 113 têtes nucléaires états-uniennes.
3) ne fait campagne pour fermer la prison de Guantanamo.
4) n’a appelé à arrêter et à faire le procès des membres de haut rang de Wall Street responsables de la catastrophe des subprimes.
5) n’est intéressé à se saisir des membres de l’administration Bush responsables des tortures commises par les personnels états-uniens contre les prisonniers de Guantanamo, ou en Irak, ou en Afghanistan.
6) n’est intéressé à mettre fin à l’usage des drônes qui assassinent les personnes en Afghanistan au Pakistan, au Yémen ou en Somalie.
7) ne se prononce contre la surveillance sans mandat, la détention illimitée, ou le profilage raciste de la lutte « anti-terroriste ».
8) n’est intéressé à combattre pour un salaire décent. En fait, aucun ne s’est même vraiment engagé, sinon du bout des lèvres, à l’augmentation du salaire minimum de 7,25 $ de l’heure – qui, s’il suivait le cours de l’inflation depuis les années 60, devrait se monter environ à 10 $ de l’heure.
9) n’était intéressé à arrêter Oussama Ben Laden et à le faire comparaître devant une cour de justice.
10) ne déclarera qu’il refuse de bombarder l’Iran.
11) ne se refuse à prélever d’énormes contributions de campagne sur les personnes et les organisations.
12) ne propose un pas spécifique et significatif pour lutter contre le réchauffement climatique.
13) ne parle des plus de deux millions de personnes incarcérées aux Etats-Unis.
14) ne propose de créer des emplois publics, de manière à ce que tous ceux qui le souhaitent puissent accéder à un travail.
15) ne s’oppose au pouvoir de l’industrie nucléaire. En fait, les deux soutiennent son expansion.
Source: http://www.zcommunications.org/fifteen-issues-this-election-is-not-about-by-bill-quigley
Le Conseil américain pour les échanges législatifs (ALEC)
Outre l’exclusion des personnes et l’absence de débats de fond, voter peut sembler inutile car le législatif est biaisé : grâce à l’ALEC, fondé par des entreprises, des multinationales et des politiciens votent à huis clos pour tenter de récrire les lois. Ce que l’on appelle les « projets de lois modèles » [model bills] touchent à peu près tous les domaines de la vie américaine.
L’ALEC n’est pas un lobby, ni un « front group ». C’est beaucoup plus puissant que cela. Des entreprises en sont membres et peuvent ainsi, main dans la main avec des législateurs, changer les lois pour en être les bénéficiaires. Elles siègent dans les neuf groupes de travail et votent les « model bills ». Elles ont leur propre conseil d’administration, qui se réunit conjointement avec le conseil législatif. Elles financent la quasi totalité des opérations de l’ALEC. Les législateurs, pour la plupart Républicains conservateurs, présentent ensuite ces propositions à tous les sièges de l’Etat comme venant d’eux et comme d’importantes innovations de politique publique – sans révéler que les entreprises ont élaboré et voté ces textes. L’ALEC se vante d’introduire plus de mille propositions par an, dont une sur cinq devient ensuite une loi. Il se décrit comme une organisation « unique », « sans précédent» et « sans égal ».
Plus de 98 % du chiffre d’affaires de l’ALEC vient de sources autres que les cotisations législatives. Chaque entreprise membre paye une cotisation annuelle de 7000 à 25000 $ et un supplément de 2500 à 10000 $ par an si elle participe à l’un des groupes de travail. L’ALEC reçoit aussi des subventions directes des entreprises (1,4 millions d’ExxonMobil entre 1998 et 2009) et des plus importantes fondations financées par des PDG. Moins de 2 % de ses financements proviennent des « droits d’inscription » de 50 $ par an que payent les législateurs des états, un prix « cassé », a priori contraire à l’interdiction de faire des cadeaux à l’État.
Les élections de 2012 reflètent l’économie politique des Etats-Unis aujourd’hui, 1 % de la population détient plus de 35 % des richesses. La feuille de vigne qui cache la concentration du pouvoir politique est tombée et nous voyons aujourd’hui la vérité nue que Frederick Douglas tentait de nous apprendre : que le pouvoir ne reconnaît et n’a jamais rien reconnu d’autre que le pouvoir.
Francis Feeley,
(Université Stendhal-Grenoble 3,
SNESUP-FSU),
traduction d’Isabelle Krzywkowski