- Article (version longue) de la revue École Émancipée n°110 – Propos recueillis par Julien Rivoire –
Guillaume Mercoeur est sociologue et mène un travail de recherche depuis trois ans au Centre Maurice Halbwachs avec l’objectif de mieux comprendre le regard que portent les salarié·es et les syndicalistes concernant ce que l’on nomme la transition écologique, et d’interroger leur rôle que ce soit dans les entreprises ou sur le territoire. A la veille des premières rencontres de l’alliance écologique et sociale au cours desquelles il clôtura la première journée, ses travaux pointent le chemin à parcourir pour le syndicalisme, mais également les points d’appuis existants pour construire un éco syndicalisme concret.
Ton travail s’intéresse aux territoires industrialo-portuaires de Fos-sur-Mer dans les Bouches-du-Rhône et de l’Axe Seine (Rouen / Port-Jérôme-sur-Seine/Le Havre) en Seine-Maritime. Peux-tu revenir leur intérêt pour comprendre l’intégration des problématiques écologiques au sein du syndicalisme ?
Ces territoires sont particulièrement intéressants à analyser puisqu’ils concentrent un nombre très important d’industries dans des secteurs très polluants et carbonés comme la pétrochimie, le raffinage ou la métallurgie. Ce sont également des territoires où le mouvement syndical, bien qu’en perte de vitesse, est toujours particulièrement important. Ce sont notamment des bastions historiques de la CGT, mais il existe également d’autres organisations syndicales comme la CFDT, la CFE-CGC ou FO, qui ont leur mot à dire.
Étant au cœur de l’économie mondiale, ces espaces industrialo-portuaires peuvent être considérés comme des laboratoires des transitions écologiques portées par les acteurs économiques et les acteurs publics. C’est ainsi que différents projets d’implantation d’industries dites « vertes » coexistent avec des fermetures d’entreprises et des licenciements massifs.
Différentes recherches, notamment d’historiens, comme celles de Renaud Bécot, ont permis de rompre avec le cliché associant le syndicalisme à un productivisme béat, refusant toute écologisation et étant insensible aux enjeux environnementaux. Cependant, il est vrai qu’il existe encore trop peu de travaux analysant en profondeur la manière dont les acteurs syndicaux intègrent l’environnement à leur réflexion et les tensions au sein desquelles ils sont pris. Cela dit, au même moment où j’ai commencé ma thèse, différents chercheurs en France et en Belgique ont également commencé à s’intéresser à ces questions. Les travaux de Nils Hammerli sur la reconversion des raffineries, de Douglas Sepulchre sur le conflit environnemental de l’aéroport de Liège où de Florian Millet sur l’intégration des enjeux environnementaux à Solidaires, en sont de bons exemples. Toutefois, il est étonnant de remarquer qu’il existe très peu de travaux portant sur l’étude des transitions écologiques et industrielles en cours. Mais cela a à voir avec le fait qu’il n’existe que très peu d’interrogations portant sur le concept même de transition, sur ce qu’il signifie et comment il est l’objet de rapports conflictuels. En fait tout se passe comme si la définition de la transition écologique allait de soi et qu’elle ne devait faire l’objet d’aucune contestation et d’aucuns débats. Ce que je souhaite montrer à travers mes recherches c’est que contrairement à ce qui est avancé par les acteurs économiques et politiques, la définition des transitions écologiques et des chemins à prendre pour écologiser la production est éminemment politique et conflictuel. L’entrée par le syndicalisme le montre très bien.
Quelles conclusions tires-tu de tes premiers travaux sur le terrain pour expliquer les difficultés syndicales ?
Pour l’instant, mes recherches me permettent de montrer que ce n’est pas tant l’intégration des enjeux écologiques dans le syndicalisme qui présente des difficultés que la manière dont les organisations syndicales pensent et réfléchissent ces enjeux. Je m’explique. Depuis plusieurs années maintenant, toutes les organisations syndicales ont investi les questions environnementales. La CFDT a par exemple créé une coalition connue sous le nom du Pacte du pouvoir de Vivre et a mené de nombreuses campagnes sur ces questions. De même, la CGT a récemment organisé les assises de l’industrie et de l’environnement afin de clarifier la stratégie de la confédération. En fait, toutes les organisations syndicales ont compris qu’elles n’avaient d’autres choix que d’intégrer ces enjeux. D’ailleurs, ce n’est pas seulement pour des raisons purement environnementales de défense de l’environnement ou de la biodiversité qu’elles le font. Mais, parce que de nombreux secteurs d’activités, nombre de salarié·es sont affectés directement par les politiques économiques prises au nom de la transition écologique. Par exemple les dockers de Fos, que l’on ne peut pas considérer comme les plus grands écologistes au sens traditionnel du terme, ont manifesté récemment pour réclamer une accélération de la transition écologique du territoire et ne pas être les laissés pour compte. Dans la construction automobile, des travaux intersyndicaux entre la CGT et la CFDT, en partenariat avec de grandes ONGs environnementales ont également été menés récemment afin de s’opposer aux stratégies économiques des grands constructeurs et de proposer un autre avenir.
Cependant, l’interrogation que l’on peut avoir repose sur le type d’écologie que porte les organisations syndicales. En effet bien souvent, et cela est bien connu, elles se trouvent prise au piège du dilemme opposant l’emploi et l’environnement. Et je crois qu’on sous-estime peut-être parfois dans le monde écologiste l’ampleur de ce dilemme. Dans tous les cas, les organisations syndicales dans les secteurs industriels ont beaucoup de mal à s’en défaire. Ce dilemme les empêche de réfléchir à la question productive et à son utilité. Il complique également l’intégration d’autres manières de concevoir l’action syndicale et de réfléchir par exemple à la question de comment la santé au travail est éminemment liée à la santé environnementale. La question étant quel projet politique et quelle écologie politique porte le mouvement syndical. Et pour le moment, rien n’est clair.
Mais les difficultés rencontrées par les acteurs syndicaux ont des causes diverses. Et là encore, la manière dont se trouve débattue la transition écologique, la place qu’occupent les syndicats dans l’entreprise sont des éléments de réponse. Beaucoup de syndicalistes des industries que je rencontre sont conscients du caractère très polluant ou néfaste de leur production. Ils sont également conscients des stratégies patronales d’écologisation de la production et ne sont pas dupes des réalités économiques qu’elles cachent. Cependant, il leur est très difficile de pouvoir clairement les dénoncer et de les remettre en cause. Notamment, d’une part, parce que beaucoup de salarié·es syndiqué·es ou non ne veulent pas entendre parler de ces sujets, mais plus encore parce qu’ils n’ont pas de pouvoir d’intervenir dans l’orientation économique des entreprises. De même, les différentes lois concernant l’organisation du syndicalisme dans l’entreprise, comme les ordonnances Macron de 2017, ont particulièrement affaiblie leur capacité d’action.
Identifies-tu des points d’appuis, des expériences dont il faudrait se nourrir pour construire l’éco-syndicalisme.
Cette question est particulièrement intéressante et est également une dimension que j’essaye de prendre en compte dans mes recherches. Quelles sont les expérimentations, les initiatives syndicales qui permettent de construire une autre conception de l’écologie ? Et à ce titre malgré les difficultés que rencontre le mouvement syndical, elles sont nombreuses et se sont largement multipliés ces dernières années. C’est d’ailleurs ce qui est particulièrement rassurant dans un certain sens. Ce que l’on remarque notamment c’est que les initiatives inspirantes sont bien souvent des initiatives qui abandonnent les conceptions très classiques du syndicalisme d’entreprise ou du syndicalisme catégoriel pour aller chercher la construction de luttes communes avec d’autres acteurs. Notamment ces dernières années, le mouvement syndical s’est beaucoup rapproché du mouvement environnemental et des grandes ONGs écolos. Ces rapprochements n’ont pas été uniquement des rapprochements de façade mais ont eu des résultats concrets dans de nombreux cas. Par exemple dans le conflit des salariés de Chapelle Darblay, une entreprise papetière de Seine Maritime, seule papèterie produisant du papier recyclable et dont l’actionnaire finlandais a décidé de sa fermeture pour motif d’absence de rentabilité économique, l’action commune des syndicats et des ONGs au sein de l’Alliance écologique et sociale (AES, ex PJC) a permis de sauvegarder la production. De même, plusieurs campagnes communes ont été menées pour la défense du fret ferroviaire ou comme je le disais tout à l’heure pour construire un avenir à l’industrie automobile. Dernier exemple également très inspirant, celui de l’action commune de la CGT et de différentes associations environnementales contre l’installation d’un dépôt logistique gigantesque à Aubervilliers, baptisé cyniquement Greendock. Les syndicats et les écolos se sont ainsi opposés à la création de cet entrepôt en mettant en avant son caractère antiécologique et la précarité des emplois possiblement créées. On voit ainsi qu’il existe des préoccupations communes sur lesquelles militant·es écolos et syndicalistes peuvent se retrouver. D’ailleurs, cela ne se limite pas à l’industrie. Ces rapprochements pourraient avoir lieu dans beaucoup d’autres secteurs d’activité que le secteur industriel. Dans le secteur de l’éducation nationale où la question de la rénovation énergétique pourrait aller de pair avec les revendications sociales liées à l’école, ou encore dans le secteur du nettoyage ou du recyclage où se pose l’exposition aux produits toxiques des travailleurs précarisées.
L’objectif de ces différents rapprochements a été de montrer qu’il n’y avait pas nécessairement d’opposition entre les revendications syndicales liées au travail et les revendications des écolos liés à l’environnement. Si ce constat paraît évident dans un certain sens, dans les faits il est parfois difficile à mettre en application. Notamment la question qui se pose est de savoir comment lier ces deux enjeux ?
Pour que ces rapprochements puissent fonctionner, il semble qu’il faille que ces deux mondes qui sont parfois très différents, autant dans le profil des militant·es, dans leur recrutement et dans les raisons de leur engagement, que dans leurs pratiques d’action, arrivent à construire un langage commun. Et pour cela, le mouvement syndical doit évoluer, sans pour autant abandonner ce qui fait sa spécificité, c’est-à-dire concevoir son action politique à partir des questions du travail. Le monde écolo doit également évoluer vers une dimension plus politique, prenant en compte le monde du travail, sans pour autant abandonner ce qui fait sa spécificité, c’est-à-dire la défense du vivant et de l’environnement.
Comme nous l’avons dit, ces transformations et ces rapprochements sont déjà à l’œuvre dans bien des cas. Et plutôt que d’affaiblir le mouvement syndical comme le pense parfois certains syndicalistes, il permet au contraire de le renforcer et de valoriser son utilité. Il permet de sortir du dilemme opposant le travail et l’écologie et pourrait être une voie pour reconstruire un syndicalisme de combat social offensif. Pour les grandes ONGs également, ces rapprochements ont des effets positifs, puisqu’il permet de réfléchir autrement et de peut-être de construire un discours plus politique au regard de l’urgence écologique.
Cependant, afin de créer ce langage commun et ce rapprochement, les actions ponctuelles ne seront sans doute pas suffisantes. Ce que je constate dans mes recherches, c’est que la dimension territoriale de l’action est particulièrement importante. Pour l’instant, s’il existe des structures syndicales territoriales, elles ont beaucoup de mal à exister dans beaucoup d’endroits. De même, il semble que les écolos globalement ont beaucoup de mal à territorialiser leur action en dehors des grands centre urbains. La mise en place de structures communes, inspirées du modèle des bourses du travail développées au XIXème siècle, formant les militants sur ces deux enjeux du travail et de l’écologie, associant écolos et syndicats, pourraient être des outils efficaces.