La construction européenne
tourne au désastre : elle combine
la régression sociale,
la récession économique et bafoue
la souveraineté démocratique.
Tout est à refaire, mais comment ?[[* Que faire de l’Europe ?
Désobéir pour reconstruire, Attac/Fondation Copernic, Les Liens qui Libèrent, 2014.]]
Le débat est compliqué et ne saurait se résumer à une opposition binaire entre la quête illusoire d’une bonne Europe et la sortie de l’euro. Cela suppose de mettre dans le même sac des utopies « européistes » les nombreux projets de refondation, des plus timides aux plus exigeants : mutualisation des dettes, plan Marshall pour l’Europe, budget européen, fonds d’harmonisation, etc.
La vraie question n’est pas de savoir s’il faut ou non rompre avec le corset eurolibéral (c’est une évidence) mais sur les modalités de cette rupture.
Pour y répondre correctement, il faut bien distinguer les fins et les moyens et ne pas fétichiser les outils, au risque de faire passer les objectifs au second plan.
Imaginons un gouvernement décidé à mettre en place un modèle de développement centré sur la satisfaction des besoins humains et écologiques. Pour financer cette « bifurcation », il décide de financer son déficit ailleurs que sur les marchés financiers et de taxer les revenus du capital.
Il prend donc des mesures qui sont en rupture totale avec les préceptes européens, et doit se protéger des inévitables mesures de rétorsion. Le principe est ici celui de la désobéissance unilatérale.
C’est donc bien, en un sens, une « sortie » de l’Union européenne, qui s’appuie sur une double légitimité : à l’intérieur, une légitimité sociale fondée sur des mesures destinées à améliorer immédiatement le bien-être de la majorité de la population.
Et aussi une légitimité européenne, parce que ces mesures ne seraient pas dirigées contre les pays et les peuples voisins mais au contraire proposées comme éléments d’une refondation de l’Europe. Elles seraient d’autant plus efficaces qu’elles seraient étendues le plus largement possible.
Mais une telle démarche a besoin d’une autre vision de ce que pourrait être l’Europe, d’un horizon commun aux luttes de résistance à l’austérité.
**Ne pas céder au fétichisme de la sortie de l’euro
Faire de la sortie de l’euro la condition préalable et nécessaire à toute réorientation va à l’encontre d’une telle orientation. Une sortie de l’euro ne rendrait pas plus faciles les ruptures nécessaires, comme le contrôle des capitaux ou l’annulation de la dette illégitime. Elle offrirait au contraire aux marchés financiers une arme redoutable et inespérée en leur permettant de spéculer contre la nouvelle monnaie nationale.
Quels seraient d’ailleurs les avantages spécifiques d’une sortie de l’euro ?
On invoque la possibilité de faire financer la dette par la Banque centrale, mais il n’est pas besoin de sortir de l’euro pour le faire. On pourrait dévaluer pour être plus compétitif : mais cela revient paradoxalement à se réclamer d’une concurrence « libre et non faussée » (par la monnaie unique) et à s’inscrire dans une logique de guerre commerciale.
La référence plus ou moins hypocrite à un projet de « monnaie commune » (un euro unique à l’extérieur, des euros nationaux à l’intérieur) s’expose à la même critique que celle qui est adressée aux supposés « européistes ».
Comment croire en effet à une gestion consensuelle des taux de change nationaux qui impliquerait pour certains pays des « abandons de compétitivité », équivalant exactement à des transferts par ailleurs dénoncés comme utopiques ?
Ses partisans devraient assumer plus clairement que la sortie de l’euro revient à tourner définitivement le dos à tout projet européen solidaire et coopératif.
L’idée qu’il faudrait « en finir avec l’Europe » est de ce point de vue extrêmement dangereuse parce qu’elle contribue à rabattre la question sociale européenne sur celle de la souveraineté nationale. C’est par ailleurs une posture doublement naïve : elle suggère que la sortie de l’euro permettrait par miracle de rétablir un meilleur rapport de forces face à un capital pleinement internationalisé, et qu’il est possible à la fois de tout centrer sur un slogan simpliste (sortons de l’euro !) et de se démarquer du Front national.
Mieux vaudrait dire, comme Syriza en Grèce : « pas de sacrifices pour l’euro ! ».
Les temps sont mauvais. La difficulté est de proposer aux luttes de résistance des objectifs intermédiaires qui puissent s’inscrire dans une perspective globale.
Cette situation appelle à la modestie mais aussi à la vigilance : ce serait prendre un grand risque que de renoncer à tout projet de refondation européenne au nom d’un fétichisme de la monnaie nationale. ●
Michel Husson,
18 avril 2014