Les hôpitaux et institutions psychiatriques, considérés au sortir de la guerre comme des lieux de privation, ont été très critiqués par le mouvement de l’anti-psychiatrie dans les années 60. Si cela a abouti dans certains pays à la désinstitutionnalisation (Italie, Suède, GB), cette critique a, en France, permis la création d’institutions humanistes, les établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS), reconnus par la Loi sur le handicap de 1975. Ces établissements, fondés sur des valeurs émancipatrices, ont porté un regard différent sur les sujets qu’elles accompagnaient, “maltraités” ou “oubliés” par le milieu ordinaire.
Après avoir été progressivement dénaturées par les assauts du libéralisme depuis le milieu des années 90, ces institutions sociales et médico-sociales symbolisent à leur tour aujourd’hui, dans un renversement paradigmatique, l’enfermement et la séparation. À ce titre, l’ONU voudrait les fermer et les remplacer par des dispositifs coordonnés en milieu ordinaire. Qu’y a-t-il à perdre ou à gagner dans ce virage qu’on dit “inclusif” ?
Au milieu des années 90, estimant que les établissements spécialisés sont trop pléthoriques, trop “indépendants”… et trop influencés par la psychanalyse, les pouvoirs publics visent leur réduction et leur « homogénéisation » (Crété, 2014). Poussées à la concentration par les lois de 2002 et par la loi de finances de 2001 (LOLF), les associations gestionnaires d’établissements sont progressivement sommées de passer de 35 000 établissements à 3000 (Crété, 2014). Les pouvoirs publics les forcent aussi « à se soumettre à de nouvelles logiques » (Crété, 2014) « gestionnaires et managériales » (Chauvière, 2007). Plus pudiquement, l’État affirme à l’époque qu’il s’agit « de mettre de la cohérence et du sens dans le paysage très morcelé du secteur social et médico-social » (Loi du 02/01/2002). L’objectif non avoué est en réalité de changer la nature de la relation entre l’État et le milieu spécialisé, en passant d’une logique de conventionnement, où chacun a une place légitime, à une logique de contractualisation, où les établissements sont subordonnés aux autorités de tutelle (Crété 2014). Aujourd’hui, ce souci d’uniformisation et de subordination aboutit à une reconfiguration du champ des institutions : elles se spécialisent dans des pathologies labellisées et s’inscrivent dans un cahier des charges imposé par les autorités de tutelle (alors qu’elles y ont historiquement été plutôt opposées, notamment dans le domaine de la psychiatrie). Dans le même mouvement, elles se transforment en opérateurs de services.
Des institutions aux plateformes de services
Avec la mise en place des futures « plateformes de services inclusifs » (rapport IGAS/IGEN 2018), appelées aussi « paniers de services » (Desaulle, « Une réponse accompagnée pour tous », 2016), on crée des dispositifs censés éviter les ruptures de parcours des personnes handicapées, en coordonnant des prestations adaptées à leurs besoins. On définit un besoin, qui s’exprime sur un marché des prestations (services), au sein duquel la personne handicapée est censée « choisir librement » parmi les offres de service proposées. On entre ainsi dans une relation quasi marchande. Pour M. Chauvière (2014), sociologue, a contrario de la cohérence recherchée, on aboutit à un éclatement, voire à une segmentation du parcours des individus… « à moindres frais » ! Car effectivement, ces dispositifs articulent des services coûtent deux à trois fois moins cher à la sécurité sociale qu’une place en institution spécialisée. L’égrainement des services sur le parcours des personnes, en lieu et place de la culture et de la praxis institutionnelle, asséchera ainsi petit à petit le savoir des institutions. Au-delà de cette perte irremplaçable (Delion, 2017), c’est l’accompagnement tel qu’il s’est historiquement construit en France, c’est-à-dire sur la base « des logiques à l’œuvre dans le champ de la protection sociale depuis 1945, fondées sur l’assistance et le devoir de la société à l’égard des plus fragiles » qui disparaît (Chauvière, 2009). On passe ainsi d’une réponse socialisée (ordonnances de 45) à une prise en charge individualisée du handicap, au sein de laquelle la personne handicapée devient responsable de son parcours, un mouvement encouragé par la loi de 2005 (Ebersold, 2006, cité par Mazereau 2009). C’est donc à un changement de paradigme que l’on assiste, dans lequel ce n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, à la société de s’adapter aux besoins de la personne (inclusion), mais à l’usager de s’adapter aux contraintes d’un marché (Chauvière, 2009 et Gori, 2014).
Instrumentaliser la personnalisation des parcours
Pour éviter cet éclatement, l’État prévoit la mise en place de coordonnateurs spécialisés, les « référents de parcours » (art. 89 de la Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016), qui auront pour mission de gérer les différentes prestations proposées à la personne dépendante. Ce concept de référent de parcours renvoie directement aux “case managers” américains, sortes d’avocats qui défendent les intérêts des personnes pour obtenir le maximum de prestations, dans une logique, une fois de plus… libérale, en lieu et place d’une prise en charge socialisée et collective des besoins des personnes dans l’esprit des ordonnances de 45. Cette filiation anglo-saxonne a été clairement revendiquée par M.S Desaulle, à l’occasion d’une présentation de « son » dispositif « Une réponse accompagnée pour tous » en 2017.
Comble de la coordination, ces référents de parcours pourront s’adresser à « une plateforme territoriale d’appui », qui coordonnera les coordonnateurs…
Avec l’avènement des dispositifs, on assiste ainsi à l’émergence pléthorique des coordonnateurs, y compris à la MDPH, qui risque de complexifier les prises en charge au lieu de les “fluidifier” (Chauvière, 2017), un danger sur lequel M.S. Desaulle alerte elle-même : « il faut faire attention à ne pas complexifier le travail des acteurs en empilant les différents niveaux de coordination » (2017).
Sacrifier les institutions sur l’autel du libéralisme
Accompagnant cette « montée des dispositifs » (Barrère, 2013) ou plutôt cette « prolifération des dispositifs » (Agamben) qui s’effectue sous le joug de la Loi de finances de 2001 (LOLF) et de la loi 2002-2 instaurant un fonctionnement managérial, les institutions spécialisées ont perdu progressivement leur statut d’interlocuteur privilégié, détenteur d’une expertise dans le champ sanitaire et médico-social. Elles deviennent « des établissements et services » dans une visée administrative et gestionnaire, comme le précise M. Chauvière (2007 et 2017). Le terme « institution » disparaît même « dans l’écriture législative et réglementaire, souligne-t-il, ce qui peut être interprété comme le symptôme d’un déclassement politique. »
Les conséquences de ce déclassement sur le statut des institutions, de leurs personnels et des personnes handicapées sont très importantes. Les pratiques d’appels à projets mettent les institutions en concurrence et les transforment en « opérateurs », ce que l’auteur du rapport « Zéro sans solution », Denis Piveateau, appelle pudiquement du « dialogue compétitif ».
Les logiques managériales, qui traitent les personnels comme des ressources… humaines (ou la « personne » handicapée comme un « usager »), et qui rongent progressivement leur professionnalité, les plongent dans un conflit de valeurs et une perte de sens très déstabilisante, amplifiés par la remise en cause de leurs conventions collectives (rapport IGAS/IGEN 2018) et le pilotage par les résultats, que vante aussi le rapport « Zéro sans solution ».
Progressivement, toujours dans la même veine, les cadres spécialisés, à l’école et dans le soin, deviennent des personnes ressources, des coordonnateurs ou encore des référents de parcours, tandis que dans les milieux de vie, auprès des personnes ou des élèves fragiles, ce sont des personnels moins qualifiés qui interviennent.
C’est en ce sens que M. Chauvière (2014) ou P. Delion (2017) annoncent la destruction des institutions. Ils y voient une perte incommensurable en termes d’expertise et d’accompagnement.
Une « ubérisation »du champ du handicap
L’objectif des gouvernements successifs et des instances internationales, c’est à la fois la segmentation de l’offre sanitaire et médico-sociale en offre de services, quantifiables et mesurables dans le cadre d’un marché, et une concentration des opérateurs qui coordonnent ces services. C’est exactement ce qui s’est passé en Suède, pourtant longtemps montrée en exemple, et qui a abouti à une reprise de l’institutionnalisation après trente ans de désinstitutionnalisation (Gustavsonn 2015).
Le capitalisme à l’œuvre dans la privatisation des services lancée en 1994 par l’OCDE a ainsi dévoyé les rêves des fondateurs de la désinstitutionnalisation… au moment même où, avec la déclaration de Salamanque (1994), était lancée la société dite inclusive.
Pascal Prelorenzo