Croissance inégalitaire ou décroissance juste : au GIEC, le débat est ouvert

Daniel Tanuro, s’appuyant sur le 6° rapport du GIEC, montre que des scientifiques concluent à la nécessité de réduire la croissance et de favoriser la justice sociale.

Il y a vingt-cinq ans, la « décroissance » était conçue par ses partisans comme un « mot obus » porteur d’une charge idéologique floue : Serge Latouche et ses partisans disaient vouloir « changer les imaginaires » pour « sortir de l’économie et du développement »… On débat à nouveau de décroissance aujourd’hui, mais à partir de prémisses plus rigoureuses.  

Face à la catastrophe climatique, en effet, nombre de spécialistes ne croient plus à la possibilité de concilier baisse des émissions de CO2 et accroissement du PIB. Selon eux, le climat ne peut être stabilisé sans diminuer la consommation globale d’énergie d’une manière si drastique qu’il en découlera forcément une diminution de la production de biens et de services. Cette thèse a évidemment des implications en termes de choix de société – ces spécialistes insistent tous sur la nécessité d’une décroissance dans la justice sociale – mais son fondement est scientifique, pas idéologique.

 Croissance et climat sont incompatibles

Commençons par rappeler les données du problème. Pour ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement, il faut que les émissions nettes de CO2 diminuent de 50% au moins d’ici 2030 et de 100% au moins d’ici 2100. Les auteurs du cinquième rapport d’évaluation du GIEC (AR5, 2014, qui a servi de base à l’accord de Paris) pensaient que cette réduction serait compatible avec la croissance économique : la hausse de l’efficience énergétique et la percée des renouvelables devaient permettre de découpler l’évolution du PIB de celle des émissions de CO2. Six ans après, un découplage relatif est effectivement amorcé dans certains pays développés. Mais le découplage absolu est impossible. En effet, augmenter l’efficience et déployer des renouvelables requièrent d’énormes investissements très énergivores et cette énergie est fossile à plus de 80%. Par conséquent, la transition énergétique dans un contexte de croissance entraîne forcément plus d’émissions de CO2. Comme ces émissions doivent être réduites – non pas relativement mais dans l’absolu – la conclusion est imparable : la hausse du PIB est en contradiction avec la stabilisation du réchauffement au-dessous de 1,5°C.

Beaucoup de spécialistes ont voulu croire que cette contradiction pourrait être surmontée en retirant du CO2 de l’atmosphère, pour compenser les émissions. Deux pistes sont avancées pour ce faire : 1°) maximiser les absorptions naturelles de CO2 en plantant des arbres ; 2°) inventer des « technologies à émissions négatives » (TEN) pour retirer du carbone de l’atmosphère afin de le stocker sous terre. Les critiques de cette stratégie ne sont pas neuves mais, jusqu’à présent, le GIEC n’en a pas tenu compte. Ainsi, tous les scénarios testés dans le cadre du rapport spécial 1,5°C (2019) misaient sur la possibilité de la « compensation carbone ». Mais le vent semble être en train de tourner. Les voix des chercheurs/euses qui affirment que cette option productiviste est contraire au principe de précaution ne peuvent plus être ignorées.

 Des arguments très robustes

Leurs arguments sont extrêmement robustes. Pour concilier croissance du PIB et respect du 1,5°C, certains scénarios prévoient de retirer d’ici 2100 jusqu’à 1000 Gigatonnes de carbone de l’atmosphère. Vingt-cinq fois les émissions annuelles ! Les plantations d’arbres ne pourraient contribuer que très modestement (les superficies sont limitées) et surtout temporairement (les arbres absorbent du CO2 pendant la croissance, puis en émettent – et le réchauffement favorise les incendies). Il faudrait donc compter surtout sur les TEN, en particulier sur la « bioénergie avec capture et séquestration du carbone ». Le principe de celle-ci est simple : brûler de la biomasse à la place des fossiles, capter le CO2 dégagé et l’enfouir sous terre ; comme la biomasse pousse en absorbant du CO2, en théorie, la concentration atmosphérique en CO2 devrait baisser… Mais en pratique 1°) on ignore si ça marchera, la technologie n’existe qu’à l’état de prototype ; 2°) il faudrait planter de la biomasse sur des superficies gigantesques ; 3°) il y aura compétition avec l’alimentation humaine, la biodiversité et l’approvisionnement en eau douce ; 4°) on n’est pas sûr que le CO2 ne s’échappera pas du sous-sol.

Un scientifique de premier plan l’a dit officiellement aux délégué.e.s lors de la COP26 : au-delà de 1,5°C, la Terre risque de se transformer en « planète étuve », avec une hausse de treize mètres ou plus du niveau des océans [1]. Il est insensé de parier sur des trucs d’apprenti sorcier pour éviter ce cataclysme. Mais, du coup, la réduction drastique et très rapide de la consommation finale d’énergie est la seule alternative. En même temps, cette décroissance économique est évidemment impossible sans justice sociale et climatique, c’est-à-dire sans réduction radicale des inégalités et sans amélioration radicale des conditions d’existence des 50% les plus pauvres de l’humanité, dans les pays pauvres, mais aussi dans les pays riches. Tel est en résumé le raisonnement qui amène de plus en plus de scientifiques à plaider pour ce qu’on pourrait appeler une « décroissance juste ».

 Surconsommation des riches, surproduction au service des riches

L’idée dominante dans nos sociétés est que la croissance et l’augmentation de la consommation d’énergie sont indispensables à l’emploi et aux revenus – en un mot au bien-être. Or, cette idée est de plus en plus contestée sur le plan scientifique. Au-delà de la satisfaction des besoins fondamentaux (une alimentation de qualité, un bon logement, des vêtements confortables, un système de santé performant, des infrastructures de mobilité adaptées), l’utilité de consommer plus d’énergie diminue en réalité très vite. Du coup, « les pays à haut revenus pourraient réduire leur impact biophysique (et leur PIB), tout en maintenant ou même en augmentant leurs performances sociales et en atteignant une meilleure équité entre pays », écrivent deux chercheurs. Le défi, selon eux, consiste à mener à bien « une réduction équitable du flux d’énergie et de ressources qui traverse l’économie, couplée à une sécurisation concomitante du bien-être ». [2]

Les besoins humains pourraient-ils être mieux satisfaits en utilisant globalement beaucoup moins d’énergie, et en la répartissant mieux ? That’s the question. Un élément de réponse réside dans le fossé qui sépare les émissions de CO2 du 1% le riche de celles des 50% les plus pauvres et des 40% de revenus « moyens ». Non seulement ce fossé s’approfondit, mais en plus il s’approfondira encore plus d’ici 2030 du fait des politiques climatiques des gouvernements ! Les efforts de réduction des émissions seront inversement proportionnels au revenu [3] !

Les gouvernements répètent que « nous » devons changer nos comportements. Mais qui est ce « nous » ? « La consommation des ménages les plus riches au niveau mondial est de loin le déterminant le plus fort et l’accélérateur le plus fort de l’augmentation des impacts environnementaux et sociaux », écrivent des chercheurs/euses. [4] Il faut donc bannir cette surconsommation de luxe : jets privés, superyachts, habitations luxueuses, SUV, etc. Et, comme toute consommation présuppose une production, il faut donc aussi arrêter les activités économiques qui visent avant tout le profit capitaliste : armes, publicité, obsolescence…

 Une vie bonne et confortable pour tous et toutes, c’est possible

D’autres chercheurs/euses partent de la quantité maximale d’énergie que chaque individu sur Terre peut utiliser pour respecter la limite de 1,5°C de réchauffement, et se demandent quels besoins peuvent être satisfaits sur cette base, et à quelles conditions sociales. [5] Le grand intérêt de leur approche est de montrer que la satisfaction des besoins ne dépend pas seulement de la quantité d’énergie consommée mais aussi de divers facteurs socio-économiques qui déterminent la corrélation entre énergie et besoins. Des facteurs « bénéfiques » satisfont mieux les besoins humains tout en utilisant moins d’énergie. Ces facteurs sont : de bons services publics, une démocratie de qualité, moins d’écarts de revenus, un accès garanti à l’électricité et aux énergies propres, un système de santé public et de bonnes infrastructures d’échange et de transport. La croissance et l’extractivisme, par contre, sont des facteurs « préjudiciables » : plus d’énergie est dépensée pour répondre moins bien aux besoins. Exemple : de bons services publics augmen-tent l’espérance de vie en diminuant la consommation finale d’énergie ; l’extractivisme diminue la première et augmente la seconde.

Toutes les études de ce genre convergent : des niveaux de vie confortables peuvent être assurés sur toute la planète avec une consommation d’énergie par habitant nettement inférieure à celle des riches et des pays riches. Les moteurs de la consommation excessive d’énergie dans ces pays sont : « un engrenage de besoins intensifs en énergie entretenu par la logique des facteurs préjudiciables ; la consommation de luxe et les inégalités de consommation ; l’obsolescence programmée ; la surproduction/surconsommation ; la course au profit ; l’expansion de la production nécessaire du fait des pressions du système financier et de la rente extractive ». Le pro-blème est que les « facteurs préjudiciables sont activement poursuivis » dans le cadre du régime actuel, qui est global. La solution doit donc être « systémique » et globale également : « une trans-formation plus large (est) requise pour prioriser la satisfaction des besoins humains avec peu d’énergie. [6] »

 La « décroissance juste » perce dans le GIEC

Le 5e rapport du GIEC affichait une fidélité sans faille au dogme capitaliste du marché et de la concurrence, donc de la croissance : « Les modèles climatiques supposent des marchés qui fonctionnent pleinement et des comportements de marché concurrentiels ». Ce dogme n’est plus tenable, car il est en train de nous conduire à l’abîme. Les parties du 6e rapport portant sur l’adaptation au réchauffement et sur la réduction des émissions sortiront début 2022. Le projet de résumé pour les décideurs du rapport sur la réduction des émissions a fuité. On y lit ceci : « Dans les scénarios qui envisagent une réduction de la demande d’énergie, les défis de réduction des émissions sont considérablement réduits, avec moins de dépendance au retrait du CO2 de l’atmosphère, moins de pression sur les terres et des prix du carbone plus bas. Ces scénarios ne supposent pas une diminution du bien-être, mais plutôt une prestation de meilleurs services. [7] »

En déduire que le 6e rapport du GIEC prendra position contre l’économie de marché serait naïf. Le projet de résumé traduit simplement la force des arguments scientifiques sur l’impossibilité de concilier croissance du PIB et limitation du réchauffement au-dessous de 1,5°C. Le GIEC ne fait pas de recommandations, il pose des constats sur base de la meilleure science disponible. Les chercheurs/euses qui travaillent sur la « décroissance juste » sont désormais reconnus par leurs pairs. C’est une victoire contre l’emprise sur la science de l’idéologie capitaliste du « toujours plus ». Mais ce sont les gouvernements qui décident la voie à suivre. Le résumé du rapport doit être validé par eux. On peut en être certain : ils mettront tout en œuvre pour que la petite phrase ci-dessus disparaisse du résumé. Obtiendront-ils satisfaction ? On verra. Mais quoi qu’il en soit, la phrase restera dans le rapport, qui appartient aux seuls scientifiques !

 Pas d’emploi sur une planète morte

La reconnaissance par le GIEC de la « décroissance juste » comme alternative au dogme capitaliste concurrence-profit-croissance est un point d’appui dans la lutte pour une autre société. Cela devrait interpeller en particulier le mouvement syndical. Jusqu’à présent, ses directions misent sur la croissance, au nom de l’emploi. Elles s’illusionnent sur la possibilité d’une « transition juste » vers un « capitalisme vert ». En réalité, il n’y a pas plus de capitalisme vert que de capitalisme social, et la « transition » est un leurre. Les inégalités croissent en même temps que le PIB. La note de la crise écologique sera salée et les possédant.e.s comptent bien la faire payer aux classes populaires. Face à la menace grandissante d’une catastrophe écologique qui sera aussi une catastrophe sociale sans précédent, seule les luttes et la convergence des luttes peu-vent nous sauver.

Il est urgent que le monde du travail s’engage beaucoup plus activement aux côtés de la jeunesse, des femmes, des peuples indigènes, des petits paysan.ne.s qui sont en première ligne du combat pour la planète. Cela devrait passer par une profonde réflexion stratégique visant l’élaboration d’un programme de réformes de structures anticapitalistes et antiproductivistes. Un tel programme permettrait en effet au syndicalisme de féconder l’idée de la « décroissance juste » avec ses propres priorités, ses propres revendications, ses propres aspirations. Notamment la reconversion publique et collective des travailleurs/euses dans des activités écologiquement et socialement utiles (sans perte de salaire) et la réduction massive et collective du temps de travail.

Travailler moins, travailler tous et toutes, vivre mieux ! Il n’y a pas d’emploi sur une planète morte. Perdre sa vie à la gagner en détruisant la planète de nos enfants est moins que jamais une option acceptable.

Daniel Tanuro
Auteur écosocialiste, membre de la Gauche anticapitaliste

Il y a vingt-cinq ans, la « décroissance » était conçue par ses partisans comme un « mot obus » porteur d’une charge idéologique floue : Serge Latouche et ses partisans disaient vouloir « changer les imaginaires » pour « sortir de l’économie et du développement »… On débat à nouveau de décroissance aujourd’hui, mais à partir de prémisses plus rigoureuses.  

Face à la catastrophe climatique, en effet, nombre de spécialistes ne croient plus à la possibilité de concilier baisse des émissions de CO2 et accroissement du PIB. Selon eux, le climat ne peut être stabilisé sans diminuer la consommation globale d’énergie d’une manière si drastique qu’il en découlera forcément une diminution de la production de biens et de services. Cette thèse a évidemment des implications en termes de choix de société – ces spécialistes insistent tous sur la nécessité d’une décroissance dans la justice sociale – mais son fondement est scientifique, pas idéologique.

 Croissance et climat sont incompatibles

Commençons par rappeler les données du problème. Pour ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement, il faut que les émissions nettes de CO2 diminuent de 50% au moins d’ici 2030 et de 100% au moins d’ici 2100. Les auteurs du cinquième rapport d’évaluation du GIEC (AR5, 2014, qui a servi de base à l’accord de Paris) pensaient que cette réduction serait compatible avec la croissance économique : la hausse de l’efficience énergétique et la percée des renouvelables devaient permettre de découpler l’évolution du PIB de celle des émissions de CO2. Six ans après, un découplage relatif est effectivement amorcé dans certains pays développés. Mais le découplage absolu est impossible. En effet, augmenter l’efficience et déployer des renouvelables requièrent d’énormes investissements très énergivores et cette énergie est fossile à plus de 80%. Par conséquent, la transition énergétique dans un contexte de croissance entraîne forcément plus d’émissions de CO2. Comme ces émissions doivent être réduites – non pas relativement mais dans l’absolu – la conclusion est imparable : la hausse du PIB est en contradiction avec la stabilisation du réchauffement au-dessous de 1,5°C.

Beaucoup de spécialistes ont voulu croire que cette contradiction pourrait être surmontée en retirant du CO2 de l’atmosphère, pour compenser les émissions. Deux pistes sont avancées pour ce faire : 1°) maximiser les absorptions naturelles de CO2 en plantant des arbres ; 2°) inventer des « technologies à émissions négatives » (TEN) pour retirer du carbone de l’atmosphère afin de le stocker sous terre. Les critiques de cette stratégie ne sont pas neuves mais, jusqu’à présent, le GIEC n’en a pas tenu compte. Ainsi, tous les scénarios testés dans le cadre du rapport spécial 1,5°C (2019) misaient sur la possibilité de la « compensation carbone ». Mais le vent semble être en train de tourner. Les voix des chercheurs/euses qui affirment que cette option productiviste est contraire au principe de précaution ne peuvent plus être ignorées.

 Des arguments très robustes

Leurs arguments sont extrêmement robustes. Pour concilier croissance du PIB et respect du 1,5°C, certains scénarios prévoient de retirer d’ici 2100 jusqu’à 1000 Gigatonnes de carbone de l’atmosphère. Vingt-cinq fois les émissions annuelles ! Les plantations d’arbres ne pourraient contribuer que très modestement (les superficies sont limitées) et surtout temporairement (les arbres absorbent du CO2 pendant la croissance, puis en émettent – et le réchauffement favorise les incendies). Il faudrait donc compter surtout sur les TEN, en particulier sur la « bioénergie avec capture et séquestration du carbone ». Le principe de celle-ci est simple : brûler de la biomasse à la place des fossiles, capter le CO2 dégagé et l’enfouir sous terre ; comme la biomasse pousse en absorbant du CO2, en théorie, la concentration atmosphérique en CO2 devrait baisser… Mais en pratique 1°) on ignore si ça marchera, la technologie n’existe qu’à l’état de prototype ; 2°) il faudrait planter de la biomasse sur des superficies gigantesques ; 3°) il y aura compétition avec l’alimentation humaine, la biodiversité et l’approvisionnement en eau douce ; 4°) on n’est pas sûr que le CO2 ne s’échappera pas du sous-sol.

Un scientifique de premier plan l’a dit officiellement aux délégué.e.s lors de la COP26 : au-delà de 1,5°C, la Terre risque de se transformer en « planète étuve », avec une hausse de treize mètres ou plus du niveau des océans [1]. Il est insensé de parier sur des trucs d’apprenti sorcier pour éviter ce cataclysme. Mais, du coup, la réduction drastique et très rapide de la consommation finale d’énergie est la seule alternative. En même temps, cette décroissance économique est évidemment impossible sans justice sociale et climatique, c’est-à-dire sans réduction radicale des inégalités et sans amélioration radicale des conditions d’existence des 50% les plus pauvres de l’humanité, dans les pays pauvres, mais aussi dans les pays riches. Tel est en résumé le raisonnement qui amène de plus en plus de scientifiques à plaider pour ce qu’on pourrait appeler une « décroissance juste ».

 Surconsommation des riches, surproduction au service des riches

L’idée dominante dans nos sociétés est que la croissance et l’augmentation de la consommation d’énergie sont indispensables à l’emploi et aux revenus – en un mot au bien-être. Or, cette idée est de plus en plus contestée sur le plan scientifique. Au-delà de la satisfaction des besoins fondamentaux (une alimentation de qualité, un bon logement, des vêtements confortables, un système de santé performant, des infrastructures de mobilité adaptées), l’utilité de consommer plus d’énergie diminue en réalité très vite. Du coup, « les pays à haut revenus pourraient réduire leur impact biophysique (et leur PIB), tout en maintenant ou même en augmentant leurs performances sociales et en atteignant une meilleure équité entre pays », écrivent deux chercheurs. Le défi, selon eux, consiste à mener à bien « une réduction équitable du flux d’énergie et de ressources qui traverse l’économie, couplée à une sécurisation concomitante du bien-être ». [2]

Les besoins humains pourraient-ils être mieux satisfaits en utilisant globalement beaucoup moins d’énergie, et en la répartissant mieux ? That’s the question. Un élément de réponse réside dans le fossé qui sépare les émissions de CO2 du 1% le riche de celles des 50% les plus pauvres et des 40% de revenus « moyens ». Non seulement ce fossé s’approfondit, mais en plus il s’approfondira encore plus d’ici 2030 du fait des politiques climatiques des gouvernements ! Les efforts de réduction des émissions seront inversement proportionnels au revenu [3] !

Les gouvernements répètent que « nous » devons changer nos comportements. Mais qui est ce « nous » ? « La consommation des ménages les plus riches au niveau mondial est de loin le déterminant le plus fort et l’accélérateur le plus fort de l’augmentation des impacts environnementaux et sociaux », écrivent des chercheurs/euses. [4] Il faut donc bannir cette surconsommation de luxe : jets privés, superyachts, habitations luxueuses, SUV, etc. Et, comme toute consommation présuppose une production, il faut donc aussi arrêter les activités économiques qui visent avant tout le profit capitaliste : armes, publicité, obsolescence…

 Une vie bonne et confortable pour tous et toutes, c’est possible

D’autres chercheurs/euses partent de la quantité maximale d’énergie que chaque individu sur Terre peut utiliser pour respecter la limite de 1,5°C de réchauffement, et se demandent quels besoins peuvent être satisfaits sur cette base, et à quelles conditions sociales. [5] Le grand intérêt de leur approche est de montrer que la satisfaction des besoins ne dépend pas seulement de la quantité d’énergie consommée mais aussi de divers facteurs socio-économiques qui déterminent la corrélation entre énergie et besoins. Des facteurs « bénéfiques » satisfont mieux les besoins humains tout en utilisant moins d’énergie. Ces facteurs sont : de bons services publics, une démocratie de qualité, moins d’écarts de revenus, un accès garanti à l’électricité et aux énergies propres, un système de santé public et de bonnes infrastructures d’échange et de transport. La croissance et l’extractivisme, par contre, sont des facteurs « préjudiciables » : plus d’énergie est dépensée pour répondre moins bien aux besoins. Exemple : de bons services publics augmen-tent l’espérance de vie en diminuant la consommation finale d’énergie ; l’extractivisme diminue la première et augmente la seconde.

Toutes les études de ce genre convergent : des niveaux de vie confortables peuvent être assurés sur toute la planète avec une consommation d’énergie par habitant nettement inférieure à celle des riches et des pays riches. Les moteurs de la consommation excessive d’énergie dans ces pays sont : « un engrenage de besoins intensifs en énergie entretenu par la logique des facteurs préjudiciables ; la consommation de luxe et les inégalités de consommation ; l’obsolescence programmée ; la surproduction/surconsommation ; la course au profit ; l’expansion de la production nécessaire du fait des pressions du système financier et de la rente extractive ». Le pro-blème est que les « facteurs préjudiciables sont activement poursuivis » dans le cadre du régime actuel, qui est global. La solution doit donc être « systémique » et globale également : « une trans-formation plus large (est) requise pour prioriser la satisfaction des besoins humains avec peu d’énergie. [6] »

 La « décroissance juste » perce dans le GIEC

Le 5e rapport du GIEC affichait une fidélité sans faille au dogme capitaliste du marché et de la concurrence, donc de la croissance : « Les modèles climatiques supposent des marchés qui fonctionnent pleinement et des comportements de marché concurrentiels ». Ce dogme n’est plus tenable, car il est en train de nous conduire à l’abîme. Les parties du 6e rapport portant sur l’adaptation au réchauffement et sur la réduction des émissions sortiront début 2022. Le projet de résumé pour les décideurs du rapport sur la réduction des émissions a fuité. On y lit ceci : « Dans les scénarios qui envisagent une réduction de la demande d’énergie, les défis de réduction des émissions sont considérablement réduits, avec moins de dépendance au retrait du CO2 de l’atmosphère, moins de pression sur les terres et des prix du carbone plus bas. Ces scénarios ne supposent pas une diminution du bien-être, mais plutôt une prestation de meilleurs services. [7] »

En déduire que le 6e rapport du GIEC prendra position contre l’économie de marché serait naïf. Le projet de résumé traduit simplement la force des arguments scientifiques sur l’impossibilité de concilier croissance du PIB et limitation du réchauffement au-dessous de 1,5°C. Le GIEC ne fait pas de recommandations, il pose des constats sur base de la meilleure science disponible. Les chercheurs/euses qui travaillent sur la « décroissance juste » sont désormais reconnus par leurs pairs. C’est une victoire contre l’emprise sur la science de l’idéologie capitaliste du « toujours plus ». Mais ce sont les gouvernements qui décident la voie à suivre. Le résumé du rapport doit être validé par eux. On peut en être certain : ils mettront tout en œuvre pour que la petite phrase ci-dessus disparaisse du résumé. Obtiendront-ils satisfaction ? On verra. Mais quoi qu’il en soit, la phrase restera dans le rapport, qui appartient aux seuls scientifiques !

 Pas d’emploi sur une planète morte

La reconnaissance par le GIEC de la « décroissance juste » comme alternative au dogme capitaliste concurrence-profit-croissance est un point d’appui dans la lutte pour une autre société. Cela devrait interpeller en particulier le mouvement syndical. Jusqu’à présent, ses directions misent sur la croissance, au nom de l’emploi. Elles s’illusionnent sur la possibilité d’une « transition juste » vers un « capitalisme vert ». En réalité, il n’y a pas plus de capitalisme vert que de capitalisme social, et la « transition » est un leurre. Les inégalités croissent en même temps que le PIB. La note de la crise écologique sera salée et les possédant.e.s comptent bien la faire payer aux classes populaires. Face à la menace grandissante d’une catastrophe écologique qui sera aussi une catastrophe sociale sans précédent, seule les luttes et la convergence des luttes peu-vent nous sauver.

Il est urgent que le monde du travail s’engage beaucoup plus activement aux côtés de la jeunesse, des femmes, des peuples indigènes, des petits paysan.ne.s qui sont en première ligne du combat pour la planète. Cela devrait passer par une profonde réflexion stratégique visant l’élaboration d’un programme de réformes de structures anticapitalistes et antiproductivistes. Un tel programme permettrait en effet au syndicalisme de féconder l’idée de la « décroissance juste » avec ses propres priorités, ses propres revendications, ses propres aspirations. Notamment la reconversion publique et collective des travailleurs/euses dans des activités écologiquement et socialement utiles (sans perte de salaire) et la réduction massive et collective du temps de travail.

Travailler moins, travailler tous et toutes, vivre mieux ! Il n’y a pas d’emploi sur une planète morte. Perdre sa vie à la gagner en détruisant la planète de nos enfants est moins que jamais une option acceptable.

Daniel Tanuro
Auteur écosocialiste, membre de la Gauche anticapitaliste